Lorsqu'il s'installe aux commandes de son F-8E « Crusader », un beau jour de 1963, Cliff Judkins ne sait pas qu'il va entrer dans les annales. Il a 26 ans et malgré un sérieux accident qui lui a valu une ablation de la rate quelques années auparavant, il a rejoint les Marines.
Il fait partie de la WMF(AW)-323, basée à El Torro, Californie, et c’est avec le grade de 1er lieutenant qu’il s’apprête à rejoindre sa nouvelle affectation : Atsugi, Japon. Un petit périple avec étape à Hawai, Midway et Wake.
Ce type de vol, dit « TransPac », n’a rien de bien exceptionnel et Judkins est serein, son unité a d’excellents états de service ; le déplacement s’effectue en trois groupes de six appareils, la traversée devrait se dérouler sans histoire.
Devrait. Les deux premiers groupes ont décollé la veille, mais deux appareils du premier groupe ont dû rebrousser chemin, et le leader du second groupe a dû être repêché par un destroyer après s’être éjecté in extremis de son appareil en feu. #DeBonsPrésages
Judkins est du dernier groupe à quitter la Californie, mais rien à signaler pour son groupe. Le temps est clair, quelques nuages à basse altitude, les six appareils rejoignent calmement leur ravitailleur, un KC-97, à une altitude de croisière de 20 000 pieds (6 000 mètres).
Son tour venu, Judkins se place derrière le KC-97, insère délicatement sa perche dans l’entonnoir prévu à cet effet et regarde sa jauge de carburant grimper. Il regarde alentour et écoute la radio où son leader discute avec le Major Tooker, dont l’appareil a pris feu la veille.
Judkins suit les instructions du ravitailleur. Sa jauge de carburant arrive au maximum, signe que les réservoirs sont pleins, un peu plus tôt que prévu, quand une lourde explosion vient soudain secouer l’appareil.
La puissance du moteur chute. Judkins se retrouve sourd et muet : plus de moteur, plus de radio. Il tente quand même d’indiquer sa panne à ses équipiers, en vain, il ne peut ni émettre ni recevoir. C’est fâcheux. Fâcheux, oui, mais moins que les voyants d’alarme qui s’allument.
Judkins s'éloigne rapidement du ravitailleur et incline légèrement le nez de son appareil ; s'il veut rester en l'air il doit impérativement prendre de la vitesse et tenter de redémarrer le moteur. Cela lui donne également quelques secondes pour réfléchir à la suite.
Il enclenche le générateur d’urgence, qui permet de tenter un redémarrage du moteur en utilisant l’afflux d’air dans le réacteur, et effectivement, le régime remonte peu à peu et la température au niveau de la tuyère argumente ; le moteur est en train de repartir.
Ou pas. Parvenu à 30% de sa capacité, le moteur stagne. C’est insuffisant pour se maintenir en vol. De fâcheuse, la situation devient gênante. Ennuyeuse, même, si on considère le fait que du carburant gicle partout sur la verrière et que le voyant d’incendie s’allume.
La faible puissance du moteur suffit tout de même à rendre la radio utilisable. Tout le monde parle en même temps mais Judkins comprend vite l’idée : « Jud, tu es en feu, dégage de là ! » #HeyJudDontMakeItBad
Judkins l’apprendra plus tard, son F-8 a souffert du même problème que celui de Tooker la veille : une valve automatique n’a pas fonctionné et le ravitailleur continue à déverser du carburant dans son réservoir déjà plein à raison de plusieurs dizaines de litres par seconde.
Carburant qui se répand donc un peu partout sur et dans l’appareil après l'éclatement du réservoir, et qui commence à prendre feu. Le F-8 ressemble à une fusée qui laisse derrière elle une longue traînée de flammes.
Après s’être dit que vraiment, c’est quand même pas de bol que ça tombe sur lui cette affaire, Judkins décide qu’il est assez d’accord avec ses équipiers, qui lui demandent énergiquement de s’éjecter. Il est temps de sortir de là, et il en informe rapidement son leader par radio.
Il lâche les commandes, saisit la poignée au-dessus de sa tête et tire vigoureusement, se préparant à la violence du choc qui l’attend lorsque le siège éjectable le projette hors du cockpit après avoir fait sauter la verrière.
Ou pas. Quand Judkins rouvre les yeux, la verrière est toujours en place au-dessus de sa tête, et il est toujours dans le cockpit d’un fer à repasser enflammé de douze tonnes qui fonce désormais vers le sol à un angle de 60°. Bon. Ne paniquons pas. Ça arrive. Passons au plan B.
Par sécurité, le siège éjectable possède une deuxième poignée, située entre les jambes du pilote. Judkins saisit immédiatement la seconde poignée et la tire non moins − voire peut-être plus − vigoureusement que la première.
Il est toujours dans le cockpit.
Pour une raison inconnue – qu’il sera difficile d’élucider, l’appareil reposant au fond du Pacifique depuis 58 ans – la verrière, censée sauter automatiquement, est toujours en place, empêchant Judkins de quitter sa torche volante.
Là, pour la première fois depuis le début de ces péripéties, Judkins s’autorise un petit moment de panique. Une voix à la radio lui conseille de se précipiter dans l’océan. Judkins n’est pas très chaud, ses chances de survie frôlant dans cette situation le zéro absolu.
Reprenant son calme, il ramène l’appareil à niveau, tente à nouveau de s’éjecter, toujours sans succès. La liste des options s'amincit drastiquement. La seule qu’il voit à présent, consiste à éjecter manuellement la verrière et… sauter par-dessus bord. À l’ancienne. #Geronimo
La technique, couramment utilisée durant la Seconde Guerre Mondiale, fonctionne plutôt bien sur les vieux appareils ; mais Judkins n’a jamais entendu parler de quiconque ayant tenté de le faire avec un chasseur moderne. #YOLO
La manœuvre n’est pas impossible en soi ; le risque est simplement de se faire couper en deux en percutant la dérive du coucou à plus de 400 km/h. Mais bon, Judkins n’a de toute façon pas trop le choix : c’est ça ou finir en kouign à l'eau avec ce qui reste de son avion.
Judkins parvient sans peine à faire sauter manuellement la verrière, qui disparaît immédiatement dans un souffle. Avant de suivre le même chemin, il redresse le nez de l’appareil, vire légèrement à droite de manière à se dégager de la trajectoire, et saute en marche.
Le mouvement de l’appareil lui ayant donné trop de vitesse, Judkins attend quelques instants et se laisse tomber sans résister le temps de retrouver une trajectoire de chute qui ne risque pas de déchirer son parachute. On est jamais trop prudent.
Lorsqu’il estime sa décélération suffisante, il déclenche manuellement son parachute – ce qui aurait dû être fait automatiquement par le siège éjectable – et se prépare au choc. Dans un claquement sourd, le parachute pilote se déploie. Pourtant, Judkins chute toujours très vite.
En levant les yeux, il constate que le parachute pilote s’est correctement déployé et que le parachute principal est correctement sorti… Mais ne s’est pas ouvert. Judkins distingue les plis bien nets de la toile qui battent doucement au vent.
Judkins est encore assez haut, il a un peu temps. Il s’active frénétiquement, tire sur les fixations, secoue ce qu’il peut, se démène pour tenter d’ouvrir son parachute, mais rien n’y fait. La vitesse de la chute maintient la toile bien pliée, impossible à gonfler.
Judkins commence à se résigner. Il voit sous lui un halo blanc dans l’eau, et réalise que c’est la trace de son appareil qui vient de percuter l’océan. Sans parachute, il sait que le choc avec la surface sera mortel. La journée avait pourtant bien commencé… C’est pas le pied.
Ça a fait tout noir.
Un sifflement strident lui emplit les oreilles. En même temps qu’une sensation de froid l’envahit.
À demi conscient, Judkins réalise qu’il est sous l’eau. Le sifflement provient de son gilet de sauvetage qui se gonfle automatiquement au contact de l’eau.
Il est vivant ! Cette information le prend un peu au dépourvu, lui qui s’était fait à l’idée que c’était terminé pour lui ; mais ses réflexes reprennent rapidement le dessus et ne lui laissent guère de temps pour se réjouir. Il n’est pas encore tiré d'affaires.
Son parachute, qui s’est finalement décidé à s’ouvrir, l'entraîne à présent vers le fond ; il doit saisir son couteau de survie dans sa poche de genou et couper les sangles qui le relie à la toile. Il tend la main, et manque de s’évanouir.
La douleur est insoutenable. Judkins réalise alors seulement qu’il est grièvement blessé, même s’il ne connaît pas encore l’étendue des dégâts. Impossible de se pencher ni de bouger ses pieds. Il sent les os qui frottent les uns contre les autres.
Heureusement, il dispose d’un autre couteau dans une poche de poitrine de sa tenue de vol. Accessible, celui-là. Laborieusement il se libère de sa toile de parachute, puis se met en quête de son kit de survie.
Attaché à sa combinaison se trouve normalement un kit contenant un canot pneumatique, de l’eau de bouteille, des rations de survie, du matériel de pêche et du colorant pour signaler sa présence au milieu de l’océan. Probablement arraché lors de l’impact, le kit est introuvable.
La situation n’est pas brillante. Grièvement blessé, perdu au milieu de l’océan, Judkins se demande combien de temps son gilet de sauvetage va le maintenir hors de l’eau. Pour passer le temps, il réfléchit à ce qui vient de lui arriver en termes de probabilités.
Son avion n’aurait jamais dû prendre feu, pour commencer. Son siège éjectable aurait dû fonctionner. Son parachute aussi aurait dû fonctionner. Il venait de cumuler trois catastrophes hautement improbables en un seul vol.
Rapidement, Judkins entend le ronronnement caractéristique des turbopropulseurs d’un avion ravitailleur. L’équipage de l’appareil l’avait repéré et était en train de larguer des cartouches de colorants autour de lui, ainsi qu’un canot pneumatique, malheureusement trop loin.
Judkins renonce à essayer de s’en approcher après avoir à nouveau failli s’évanouir en essayant de nager vers le canot. Le ravitailleur parti, il décide de se laisser porter par les vagues en attendant d’être secouru.
Sa montre incassable n’a pas résisté au choc, la vitre est brisée et les branches tordues. Il perd un peu la notion du temps. Il a froid. Il pense à WC Fields et se dit que lui aussi, à tout prendre, il préférerait être à Philadelphie.
Un hydravion des Gardes-Côtes fait son apparition et tourne un moment autour de lui, jaugeant la possibilité de poser ; mais la mer est trop forte et les militaires larguent un nouveau canot pneumatique, avec une longue amarre, cette fois.
Par chance, l’amarre est tombée à quelques mètres de Judkins, qui barbote péniblement jusqu’à s’en saisir avant de tirer lentement le canot à lui. Il comprend vite qu’il ne lui sera pas possible de s’y hisser dans son état, il s’y agrippe donc, et continue d’attendre.
Il faudra encore deux heures et demie avant que l’USS Embattle, un dragueur de mines, le rejoigne. L’appareil des Gardes-Côtes était allé à la rencontre d’un groupe faisant route vers les États-Unis et les avait aiguillés vers la position de Judkins.
Judkins était totalement conscient lorsqu’un plongeur le rejoint en lui demandant s’il était blessé. Il répondit qu’il était touché aux jambes et au dos. Épuisé, en état d’hypothermie, il ne se souvient que vaguement de son arrivée à bord de l’Embattle.
Quelques heures plus tard, sous morphine, Judkins était aux soins d’un médecin transféré de l’USS Los Angeles, un croiseur lourd en opération dans la région, vers lequel il allait finalement être évacué.
À bord du Los Angeles, Judkins, après une seconde dose de morphine, en appris plus sur son état. Sa température corporelle était tombée à 34° et ses intestins et ses reins avaient cessé de fonctionner.
Sa cheville gauche était fracturée en cinq endroits, sa cheville droite facturée en trois endroits. Il avait également un tendon sectionné au pied gauche, la hanche droite brisée, une fracture de la 7ème vertèbre et un poumon gauche partiellement effondré.
Le lendemain, Judkins était évacué par hélicoptère vers l’USS Haven, un navire hôpital à quai à Long Beach, Californie. Le personnel de l’USS Havent était plus optimiste que celui de l’USS Los Angeles et, effectivement, en quelques mois à peine, Judkins était sur pied.
Judkins a réintégré les Marines, troquant son F-8E pour un F-4B Phantom II. Il a servi durant la guerre du Vietnam avant de revenir à la vie civile, où il a été pilote pour Delta Airlines durant une trentaine d’années avant de prendre sa retraite.
Est-ce qu’il se sent chanceux ? Le mot ne suffit pas à décrire ses sentiments à ce sujet. Survivre à une chute de 4 500 mètres sans parachute est déjà en soi tellement improbable… Mais ce qui l’interpelle réellement, c’est un autre petit de détail.
Un détail qui lui vient d’une conversation avec le médecin qui l’a pris en charge à bord de l’USS Los Angeles. Médecin qui lui a dit que s’il avait eu une rate, elle aurait à coup sûr éclatée à l’impact. Il serait mort d'hémorragie interne bien avant d’être secouru.
Des vingt-cinq pilotes de son unité, Cliff Judkins est le seul à ne plus avoir de plus avoir de rate. Il y repense, souvent.

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