Je constate en cette journée de début de la guerre que beaucoup d'entre nous se raccrochent à des catégories familières. Rassurantes, mais trompeuses. Nous avons besoin de faire basculer nos schémas interprétatifs, car la situation l'exige. Quelques remarques rapides. 1/11
1. "Poutine est fou."
Peut-être, mais peu importe, car nous avons surtout besoin de comprendre la rationalité interne de son action. Nous avons besoin de cerner l'étendue de son projet, de voir ses points saillants (l'Ukraine, et au-delà, les Etats-Unis, l'Occident) 2/11
Nous avons besoin de prendre conscience que l'ambition du projet est globale, au-delà de l'Ukraine. 2. "Il ne va quand-même pas ?..."
Ce que l'attaque massive sur l'Ukraine nous apprend, c'est que le scénario le + radical, le + improbable, celui qu'on se refuse à voir... 3/11
... est celui qui risque d'être mis en oeuvre.
Nos cultures politiques ont une aversion pour la radicalité. Nous ne croyons pas que le pire est possible. Sur un autre continent, peut-être, mais pas chez nous.
La Russie ne va quand-même pas NOUS attaquer? 4/11
Le pouvoir russe actuel ne raisonne pas en termes de coûts et d'avantages. Il raisonne en termes de mission majeure. Voire d'ultime mission. La mission demande des sacrifices. Voire un sacrifice de soi. Attaquer un pays de l'OTAN serait suicidaire pour Poutine? 5/11
Ne l'excluons pas pour autant. La mission-suicide fait partie de l'univers mental de cet ancien officier du KGB. Une fois de plus: jusqu'à maintenant, ce sont nos scénarios les plus catastrophistes qui se sont réalisés. 6/11
3. "Attachement à l'Ukraine"; "nostalgie soviétique"; "volonté de reconstruire l'URSS"
Attention: écrans de fumée. La science politique nous apprend qu'en utilisant l'histoire, on parle avant tout du présent. Dire "Poutine veut reconstruire l'URSS", c'est se rassurer. 7/11
Pourquoi? Parce qu'on sous-entend: "une fois que l'URSS sera reconstruite, il s'arrêtera. On sera tranquilles derrière notre rideau de fer. Il veut l'Ukraine? Bon, donnons-lui l'Ukraine qu'il se calme."
Il faut écouter Poutine. Il est assez explicite. 8/11
Dans ses discours, il parle d'Ukraine, oui. Mais il parle beaucoup, beaucoup, beaucoup de nous. L'Occident. Les Etats-Unis. Et l'Union européenne, ce petit inféodé aux USA, ce petit qui ne compte pas et qui est une base de l'OTAN. Les USA sont l'adversaire principal. 9/11
Mais nous, on est la cible.
Vous allez me dire: "attends, il ne va quand-même pas ?..."
Je vous renvoie au point 2.
Ce n'est pas catastrophiste aujourd'hui d'envisager le pire. C'est réaliste. Et je le dis d'autant mieux que j'étais de ceux qui temporisaient. 10/11
Il y a un petit goût effrayant de "Don't look up" dans les interviews que j'ai pu faire aujourd'hui. C'est ce qui explique ce fil.
Je vais revenir à mon job et continuer à faire ce que j'ai fait jusqu'à maintenant: expliquer, détailler, montrer d'autres angles. 11/11, end 🧶
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"Génération Maïdan" de ma collègue @ishukan qui ne publie pas beaucoup ici, mais qui est l'une des meilleures spécialistes françaises de la société ukrainienne. Son travail auj est sur l'engagement des Ukrainiens dans la guerre -> poke aux journalistes! ➡️ editionsdelaube.fr/catalogue_de_l…
"Les Ukrainiens, lignes de vie d'un peuple" de Sophie Lambroschini. Ce petit livre facile d'accès répondra à beaucoup de vos questions sur la société ukrainienne. Etc. L'auteur est chercheuse, ancienne journaliste et connait le pays comme sa poche ➡️ ateliershenrydougier.com/ukrainiens.html
Perso, je ne pense pas du tout que Poutine carbure à l’argent. Le film de Navalny sur le palais de Poutine m’avait conforté dans cette conviction: un machin énorme, construit avec des offrandes, et absolument inutilisable. Poutine n’a pas manipulé d’argent depuis un moment 1/4
L’argent n’existe pas dans sa vie de président. Je ne pense pas non plus qu’il envisage une retraite tranquille dans une villa de la Côte d’Azur. Je ne pense pas que le confort de ses filles puisse le freiner dans ses projets. Ses projets sont au-delà de ça. 2/4
Le cynique pragmatique qu’on a souvent décrit est porté aujourd’hui par un destin à accomplir, une conviction d’avoir un rôle historique. S’il perd tout son hypothétique argent, ça ajoutera juste de la grandeur au personnage. 3/4
Suite à cette remarque de ma collègue @FMatonti, un petit commentaire.
Il y a dans le paysage académique des études post-soviétiques une division genrée assez claire des compétences. Autour de deux lignes grosso modo: 🧶 1/6
1ère ligne: Aux hommes la Russie (le grand pays, le centre de l'Empire et de l'URSS), aux femmes les autres pays (Ukraine, Biélo, Géorgie, Kazakhstan...) "Petits pays", moins de visibilité, + de féminisation. Mais dès que l'Ukraine devient centrale, les hommes rappliquent. 2/6
2ème ligne: Aux hommes les "grands" sujets (géopolitique, kremlinologie, questions militaires), aux femmes les sujets "mineurs" (histoire quotidienne, société civile, vétérans...) Sujets où les femmes sont attendues sur les terrains du "care" et du qualitatif. 3/6
Et la population russe face à tout ça?
Je sais, la question est un peu décalée dans la sidération de ce soir. Mais on n'a jamais trop de mise en contexte, surtout à un moment comme celui-ci.
Et, perso, ça m'aide à traverser l'horreur qui me saisit.
Fil. 🧶 1/22
Il y a deux erreurs que l'on peut faire. La première est vieille comme la kremlinologie: c'est de voir dans la population russe une masse inerte, soit indifférente, soit soumise au chef. Du Kremlin au peuple, il n'y aurait qu'une verticale de répression ou d'embrigadement. 2/22
La deuxième est vieille comme la chute du mur de Berlin: c'est d'imaginer la société pleine de forces vives opposées au pouvoir, mais opprimées et écrasées. Si l'oppression disparaît, le peuple se tournera vers la liberté, la paix et les valeurs démocratiques. 3/22
Aloooors, je sens qu'on va avoir besoin d'historiens. Beaucoup d'historiens. Construction de l'URSS, histoire régionale, chute de l'URSS. Quelques noms:
Sabine Dullin, sciencespo.fr/histoire/fr/ch… Livre récent: L'ironie du destin. Une histoire des Russes et de leur empire. 🧶
Masha Cerovic, @MCerovic20 , cercec.fr/membre/masha-c… . Spécialiste notamment du front germano-soviétique et des partisans dans la guerre. Pour décoder ce qui se joue pendant la deuxième guerre mondiale. ➡️
Je repense à ma visite au musée de l'arme nucléaire à Pervomaisk, au sud de l'Ukraine, en juillet 2013. Une ancienne base de lancement des missiles nucléaires, reconvertie en musée suite à l'abandon volontaire par l'Ukraine de l'arme nucléaire en 1994. Petit 🧶 1/12
Tous mes abonnés ne sont pas familiers de l'Ukraine, alors un rappel. A la dissolution de l'URSS en 1991, l'Ukraine se retrouve être la 3e (!) puissance nucléaire mondiale en termes de nombres d'ogives. Elle a des sites de stockage, des bases de lancement, des militaires. 2/12
L'abandon unilatéral de l'arme nucléaire par l'Ukraine est entériné par le mémorandum de Budapest en 1994. En deux ans, les ogives sont rapatriées en Russie. En 1996, l'Ukraine ne dispose plus de l'arme nucléaire. Une des bases militaires est reconvertie en musée. 3/12