Vladimir Poutine a donc qualifié aujourd’hui de « grossière manipulation » les accusations de bombardements urbains russes.
Depuis minuit la nuit dernière, 24 alertes anti-aériennes ont retenti à Jytomyr (ou Zhytomyr), ville de 260 000 habitants à 150 kilomètres à l’ouest de Kiev, le long de la frontière biélorusse. Grossière manipulation.
Ce grossier matin, alors que je fumais une grossière cigarette devant mon grossier hôtel, j’ai entendu et vu filer à basse altitude, la grossière silhouette d’un grossier missile qui a grossièrement frappé un lycée situé tout près de moi. Ma réaction a été grossière.
Aucune alerte n’avait signalé l’arrivée de ce missile (Kalibr ou Iskander ?). Ils arrivent trop vite. J’ai posté les images des dégâts occasionnés ici et davantage sur mon Instagram (même @).
Hier, j’ai marché dans les décombres d’un marché et d’un pâté de maison rasés par trois bombes. Chaque cratère mesurait environ dix mètres de diamètre.
Si par miracle, il n’y a pas eu de victime dans le lycée, au moins trois civils sont morts dans cette zone pavillonnaire et vingt autres blessés. Que des civils. Des femmes et des enfants.
Dans les deux cas, un bâtiment militaire se trouvait à proximité des sites bombardés. A environ 200 mètres. Les tirs ne semblent donc pas aléatoires. La cible potentielle est à chaque fois ratée.
Je me suis demandé pourquoi les Russes manquaient leurs objectifs. De manière si grossière.
J’ai donc posé la question à un ami pilote de chasse qui m’a expliqué ce qui va suivre. C’est un peu technique. Un peu long. Mais je trouve ça très intéressant. Ah tiens, 25e alerte. Je retourne en sous-sol.
(Les gens ici ont des têtes de zombies, la tension permanente, les nuits hachées, la peur d’être vaporisé en un clin d’œil par une nouvelle « grossière manipulation »).
Pour atteindre une cible, trois grands paramètres entrent en jeu. La position de la cible, celle de l’avion au moment du largage et la balistique de la munition. En théorie, il suffit de larguer la munition au point où, vue sa balistique, elle tombera sur la cible.
La vie se moque de la théorie. La mort aussi. Pour un avion à 700 km/h, une seconde de retard dans le tir équivaut à 200 mètres de décalage sur la cible. De plus, l’atmosphère n’est pas régulière et le vent impacte la trajectoire de la munition.
Or, si l’on peut connaître le vent à l’altitude du tir, il est impossible de le connaître précisément aux altitudes que traverse la munition.
Enfin, les systèmes d’armes ne sont pas parfaits. Et chaque bombe est unique, elle a d’infimes variations balistiques. Même si un pilote parfait tirait toujours du même point (impossible), les bombes tomberaient dans un rayon de 50 mètres autour de la cible.
Sur les anciens systèmes d’armes, on cherche à mesurer précisément la position de la cible par rapport à l’avion. Via un radar. Un faisceau laser. On se moque de la position géographique de la cible. C’est sa position relative par rapport à l’avion qui compte.
Quand cette position est connue, le système détermine un point de largage en fonction de la balistique de la munition. Le pilote autorise le tir. Et le système d’armes largue la munition au moment opportun. Vous avez bien lu. Le pilote ne tire pas. Il autorise le tir.
Ce système implique que la cible soit visible, donc une météo clémente (un plafond de 2000 mètres minimum). En-dessous, l’avion peut être touché par les éclats de sa propre munition.
Sur les systèmes modernes, qui connaissent précisément leur position, le calculateur détermine un point de largage, guide le pilote vers celui-ci. Puis le pilote autorise le tir et le système largue la munition. Dans ce cas, on peut tirer sans voir la cible.
Encore faut-il connaître très précisément les coordonnées de la cible. Même à l’heure de Google map, si les coordonnées ne sont précises qu’à 30 mètres près, cela augmente l’imprécision de la frappe (déjà de 50 mètres).
On peut améliorer la précision du tir. Pour ça, il faut être capable d’influer la trajectoire de la munition APRES le tir. Des kits de guidage existent. De deux sortes, pour faire simple : le laser et le GPS.
Pour le laser : il faut que quelqu’un voit la cible et l’illumine. Ça peut être l’avion lui-même si la météo le permet. Ou quelqu’un au sol. Dans ce cas, l’avion tire de manière imprécise, sans voir la cible et la bombe ira chercher la « tâche » laser de son point d’impact.
Voilà en partie pk les militaires ukrainiens sont très nerveux dans les rues et contrôlent tout le monde (deux amis journalistes ont fini sur le ventre, mains sur la tête et kalach sur la tête) : ils cherchent des infiltrés susceptibles d’illuminer des cibles.
Le système GPS est plus simple. Pas besoin de voir la cible. Il faut connaître ses coordonnées. Mais attention : plus elles seront imprécises, plus la frappe le sera aussi. Et est très difficile d’être précis au mètre près.
Ces kits de guidage coûte très cher. Trop cher. Ils ne sont pas réutilisables. Poutine, (grossièrement), mise plutôt sur le calculateur de l’avion à l'ancienne.
Mais celui-ci ne maîtrise pas tous les paramètres, comme le vent sur toutes les tranches d’altitude traversée par la munition, les variations de l’avion entre l’ordre de largage et le largage proprement dit (quelques millisecondes, quelques dizaines de mètres).
Dans un théâtre de haute intensité comme l’Ukraine, il est donc très difficile de cibler correctement chaque objectif. Quand trois bombes tombent à côté de la cible, comme avant-hier, c’est probablement le calculateur qui est incriminé.
Et même si cela paraît effroyable quand on rencontre les victimes, les familles détruites, quand on voit les corps en bouillies, est-il intolérable pour la Russie de tuer des civils susceptibles de prendre les armes ?
Pour instaurer la peur, la terreur, pousser à la reddition, la Russie peut trouver tout à fait acceptable que certaines de ses munitions ne touchent pas au but. On sort des canevas vieux de 30 ans dits des « conflits propres ».
Pour chaque camp, les enjeux sont plus importants que les pertes humaines. Ce qui n’augure rien de bon.
Grossièrement.
Depuis la fin de ce thread, une bombe ou un missile a encore frappé la ville. Et on entend les avions voler à basse altitude. On ne peut pas sortir pour témoigner, risques trop importants de se faire tuer par des brigades territoriales terrorisées par les mvts nocturnes.
C’est une zone militaire qui a été touchée. Nous n’y avons pas accès. Mais cette fois-ci les Russes ont fait mouche.

• • •

Missing some Tweet in this thread? You can try to force a refresh
 

Keep Current with Nicolas Delesalle

Nicolas Delesalle Profile picture

Stay in touch and get notified when new unrolls are available from this author!

Read all threads

This Thread may be Removed Anytime!

PDF

Twitter may remove this content at anytime! Save it as PDF for later use!

Try unrolling a thread yourself!

how to unroll video
  1. Follow @ThreadReaderApp to mention us!

  2. From a Twitter thread mention us with a keyword "unroll"
@threadreaderapp unroll

Practice here first or read more on our help page!

More from @KoliaDelesalle

Mar 3
Nous avons rencontré des soldats russes dans un hôpital militaire aujourd’hui. Ils sont blessés et prisonniers. Ils sont tous les trois soldats professionnels. Tous disent ne pas avoir su qu’ils devaient envahir l’Ukraine. J’ai hésité avant de publié ce témoignage.
Ces hommes ne sont pas libres. Leur parole non plus, par définition. Mais j’ai jugé que le témoignage d’Arcadi, 21 ans, blessé aux jambes, méritait d’être lu et aidait à comprendre ce que nous vivons tous.
« Je m’appelle Arcadi. J’ai 21 ans . Je suis du corps Olanda 38846. Je suis chauffeur. On est arrivés en Biélorussie à Rechnitsa. Le 23 au soir, on nous a dit de suivre les colonnes sans nous dire qu’on allait en Ukraine. »
Read 7 tweets
Mar 3
Scène étrange aujourd’hui digne de Dostoiesky. Un type s’approche de moi. Il a une tête bizarre, des yeux bleus très clairs, une veste matelassée : « J’ai du Bluetooth dans mon corps, c’est chimique, je me connecte avec vous, vous avez une bonne énergie, j’en ai besoin. »
Pour bien saisir la scène, il faut imaginer tout autour de nous des types nerveux armés de kalach, un Hôtel de Ville transformé en Fort Alamo, des murs de sacs de sable partout, des sirènes qui hurlent régulièrement.
Et donc le mec, sans âge et qui s’appelle Viktor, me scanne, approche ses mains de moi et se fait une petite recharge tranquillement. Je me marre. Chauvel me dit : « Rigole pas si ça se trouve il va te tuer »
Read 4 tweets
Mar 2
Les sirènes hurlent à Jydomyr. Dans notre quartier, les cloches de l’église sonnent aussi pour annoncer des attaques.
Hier à la même heure, Oleh Rybak, ingénieur, passait sa soirée avec sa fille Liza, un an, et sa femme, dans sa maison du quartier pavillonnaire de Saburova. Vers 23 heures, l’une des trois bombes lâchées par un avion dans la zone a rasé son pâté de maisons.
Ce matin, on a découvert sous la neige, en lieu et place de 12 maisons, un enchevêtrement de pierres brisées, de métal tordu, de voitures défoncées, de bois brûlés.
Read 6 tweets
Mar 2
Un missile est tombé hier soir sur un quartier civil situé entre un hôpital et une caserne à Jytomyr, à 100 km à l’ouest de Kiev. Un pâté de maison rasé. 4 morts. Un enfant. Les gens nettoient.
Une maternité juste à côté. La caserne abrite les familles des militaires. Les soldats sont dans le Donbass.
Read 5 tweets
Feb 25
Prendre un train à minuit, en pleine zone de guerre, c’est possible en Ukraine. Nous sommes à la gare de Lozovaya, nous attendons dans une salle d’attente plongée dans le noir. Les sirènes ont sonné tout à l’heure.
Des soldats ukrainiens patrouillent sur le quai et à l’éclat dans leurs yeux, vous devinez leur nervosité. Leur ressort interne est comprimé au maximum. Les Russes avancent vite.
Dans la salle d'attente, avec nous, il y a Sergueï, Lioudmila et leur petite fille Viktoria. Ils ont fui les combats à Kharkiv. Sergueï a vu beaucoup de corps de soldats, de bombardements. Il est figé, hébété.
Read 19 tweets
Feb 24
Ça commence jamais comme on l'imagine. Hier, en fin de journée, on traverse les paysages mornes du Donbass, les cheminées des usines d’Adviivka crachent une fumée acre, l’air pue le plastique brûlé, les bagnoles sont rares, les villages ont les pieds dans la boue. C’est lunaire.
On arrive de Kiev qu’on a quittée le matin même après beaucoup d’hésitations et de savants calculs : Poutine va prendre le Donbass, quand même pas tout le pays. Bien vu. On arrive donc en banlieue de Donestk avec l’idée d’être là où il faut être. L'assaut va être donné ici.
La nuit tombe, on roule à fond, la ligne de front se situe à quelques km, à portée de tir sur certains tronçons à découvert. La veille, des obus sont tombés sur ce ruban d’asphalte déjà défoncé par l’hiver. Les artilleurs russes réglaient peut-être la mire, il n’y avait personne.
Read 19 tweets

Did Thread Reader help you today?

Support us! We are indie developers!


This site is made by just two indie developers on a laptop doing marketing, support and development! Read more about the story.

Become a Premium Member ($3/month or $30/year) and get exclusive features!

Become Premium

Don't want to be a Premium member but still want to support us?

Make a small donation by buying us coffee ($5) or help with server cost ($10)

Donate via Paypal

Or Donate anonymously using crypto!

Ethereum

0xfe58350B80634f60Fa6Dc149a72b4DFbc17D341E copy

Bitcoin

3ATGMxNzCUFzxpMCHL5sWSt4DVtS8UqXpi copy

Thank you for your support!

Follow Us on Twitter!

:(