Prendre un train à minuit, en pleine zone de guerre, c’est possible en Ukraine. Nous sommes à la gare de Lozovaya, nous attendons dans une salle d’attente plongée dans le noir. Les sirènes ont sonné tout à l’heure.
Des soldats ukrainiens patrouillent sur le quai et à l’éclat dans leurs yeux, vous devinez leur nervosité. Leur ressort interne est comprimé au maximum. Les Russes avancent vite.
Dans la salle d'attente, avec nous, il y a Sergueï, Lioudmila et leur petite fille Viktoria. Ils ont fui les combats à Kharkiv. Sergueï a vu beaucoup de corps de soldats, de bombardements. Il est figé, hébété.
Je l'ai interviewé grâce à ma mère, qui est d'origine russe, depuis la France, au téléphone. C'était étrange d'écouter son témoignage par la voix de ma propre mère, quand lui n'a qu'une idée en tête : sauver sa famille, rejoindre son frère dans une datcha.
Parfois, on ne peut pas travailler. On ne peut pas interviewer, essayer de comprendre les mouvements des troupes, on ne peut qu’essayer de sortir des impasses, des ornières.
Sur ce reportage, je bosse avec l’éminent photo-reporter Patrick Chauvel. Et depuis deux jours, on ferraille ensemble contre le mauvais sort.
Patrick a couvert 52 conflits. Il est sur le terrain depuis la Guerre des 6 jours. Il a été blessé sept fois, dont une fois à Panama, en 1989 où il a pris une balle américaine dans le ventre. Il s’en est sorti par miracle. Depuis, il vit avec une douleur qui somnole.
Mais hier, la douleur s’est réveillée d’une façon fulgurante. Le jour de l’offensive. Je vous passe les détails. Faudra les raconter un jour. Disons qu'on a traversé un grand moment de solitude.
A l’heure où le front du sud s’effondre, où le Donbass résiste, où les troupes russes s’approchent de Kiev, alors qu'éclate la plus grande guerre en Europe depuis 1945, nous, on a passé deux jours dans un hôpital perdu dans la pampa ukrainienne. Dans l’œil du cyclone.
On n’a pas entendu la moindre détonation, on n’a pas vu le moindre char, le moindre avion de chasse. Nous avons dormi dans des draps d’enfants à l’effigie de Mickey, entourés de Babouchka qui nous engueulaient si on faisait un truc de travers.
Comme porter un bonnet à l’intérieur. Aller fumer dehors, passé 22 heures. Oublier de mettre ses sur-chaussures bleues. La troisième guerre mondiale, je ne la voyais pas comme ça.
Pendant que Patrick bataillait avec orgueil contre des infirmières déterminées, moi, j’ai parlé avec les mains et les quelques mots que ma mère m’a légués avec Stanislas, qui souffre des reins ou bien avec Irina, qui a trouvé le moyen de faire une crise d’appendicite. Maintenant.
Pendant la guerre, les gens continuent de tomber malades, de se couper en bricolant, de se tordre une cheville dans des escaliers ou d’attraper une bronchite. Même le Covid doit continuer ses manœuvres entre celles de Poutine.
C’est intéressant de se retrouver dans un hôpital soviétique au murs vert pomme d’une bourgade à l’est du Dniepr. C’est pénible en période de guerre, quand les combats font rage à 60 km au nord, 200 au sud, 200 à l’est, 500 à l’ouest, sans avoir de traducteur ni de voiture.
Notre fixeur s’est arraché les cheveux pour trouver cet hôpital, puis il nous a laissés pour s’occuper de ses enfants. D’autres personnes qui nous aidaient jusque-là ont cessé de le faire. Des choses plus importantes à régler. La famille la plupart du temps. C’est normal.
Cela témoigne de la surprise des Ukrainiens. Ils n’y croyaient pas vraiment ; et maintenant que la furie avance, avec son cortège de souffrances, ils pensent d’abord à ce qu’il y a de plus important pour eux. Leur famille.
Heureusement, on est tombés sur des médecins et des infirmières formidables. Après deux jours de soin, Patrick est sur pieds. Maintenant, il faut partir. La tenaille se referme peu à peu. Voilà pourquoi nous prenons ce train de nuit (s'il arrive !) dans cette ambiance étrange.
Nos sauveurs, Deny et Lioula Image

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Feb 24
Ça commence jamais comme on l'imagine. Hier, en fin de journée, on traverse les paysages mornes du Donbass, les cheminées des usines d’Adviivka crachent une fumée acre, l’air pue le plastique brûlé, les bagnoles sont rares, les villages ont les pieds dans la boue. C’est lunaire.
On arrive de Kiev qu’on a quittée le matin même après beaucoup d’hésitations et de savants calculs : Poutine va prendre le Donbass, quand même pas tout le pays. Bien vu. On arrive donc en banlieue de Donestk avec l’idée d’être là où il faut être. L'assaut va être donné ici.
La nuit tombe, on roule à fond, la ligne de front se situe à quelques km, à portée de tir sur certains tronçons à découvert. La veille, des obus sont tombés sur ce ruban d’asphalte déjà défoncé par l’hiver. Les artilleurs russes réglaient peut-être la mire, il n’y avait personne.
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Feb 22
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