Ça commence jamais comme on l'imagine. Hier, en fin de journée, on traverse les paysages mornes du Donbass, les cheminées des usines d’Adviivka crachent une fumée acre, l’air pue le plastique brûlé, les bagnoles sont rares, les villages ont les pieds dans la boue. C’est lunaire.
On arrive de Kiev qu’on a quittée le matin même après beaucoup d’hésitations et de savants calculs : Poutine va prendre le Donbass, quand même pas tout le pays. Bien vu. On arrive donc en banlieue de Donestk avec l’idée d’être là où il faut être. L'assaut va être donné ici.
La nuit tombe, on roule à fond, la ligne de front se situe à quelques km, à portée de tir sur certains tronçons à découvert. La veille, des obus sont tombés sur ce ruban d’asphalte déjà défoncé par l’hiver. Les artilleurs russes réglaient peut-être la mire, il n’y avait personne.
Soudain, Maks, le chauffeur, éteint les phares. Noir total. Il roule en glissant sa tête hors de la fenêtre et bifurque dans un chemin forestier. Maks est maigre, il a un visage ciselé à la hachette et ses mèches blondes lui donnent une tête de surfeur épuisé.
Maks pilote comme un pro, mais il parle peu, explique peu. On sent bien que ça le soûle d'être obligé de communiquer, il est fatigué, vraiment fatigué, la guerre lui a creusé les traits, il est à l'os.
Le chemin serpente jusqu’à une zone plantée de bâtiments fantômes. C’est un ancien collège abandonné. Sur les murs, des prénoms d’ados amoureux du début des années 2000. Vadim&Olga 2003.
Nous sommes sur un poste médical avancé de la 56e brigade, à 200 mètres de la tranchée séparatiste. On se dit qu'on a trop de chance d'avoir eu l'autorisation d'être là.
Pour avoir ce sésame, nous avons croisé le sosie vivant de Robin Williams, des yeux verts sous des lunettes rondes, avec une barbe poivre et sel, et ce sourire subtil et malicieux de l’acteur.
Ça fait bizarre de se retrouver dans le « Cercle des poètes disparus » en plein Donbass. Ô captain, my captain.
Robin Williams est ici lieutenant, spécialiste en traumatologie, et il nous a dit okay, allez écrire des poèmes avec mes hommes. Nous y sommes. Un Humvee médical floqué d’une croix rouge garde l’entrée.
Une dizaine d’infirmiers, de médecins, vivent dans cette maison sans eau, chauffage ou électricité. On va pouvoir raconter leur histoire. Passer du temps avec eux. Donner des visages à la guerre, rappeler qu'il y a des destins derrière les analyses géopolitiques.
Parmi eux, Oleksander, la trentaine, petite barbe taillée, ventre généreux, regard doux. Il nous accueille avec gentillesse, on grille une clope ensemble dehors, il ne parle pas anglais, je ne parle pas russe ni ukrainien, mais on communique très bien.
Il fait froid et humide, la combinaison parfaite pour communier sous les étoiles autour d’une cigarette. Oleksander est inquiet parce que tout est calme. Pas de blessé aujourd’hui, pas de blessé la veille.
Voilà quatre jours, des obus de mortiers tombés juste à côté, tuant un homme, en blessant un autre. Depuis, plus rien. Et ce silence ne dit rien de bon à Oleksander. A personne à vrai dire. Maks nous rejoint. Il connaît bien ce poste. Il est photographe avant d'être chauffeur.
On longe avec lui les bâtiments désaffectés, puis il s’arrête net. On ne peut pas aller plus loin sans risquer gros. La ligne séparatiste est juste là, à deux terrains de foot. Il sait exactement où parce qu'ils ont tiré avec des balles traçantes hier.
Une brume s’élève juste au-dessus de ce dégradé de gris, entres les bâtiments déserts aux fenêtres crevées et les arbres nus, et ça donne au tableau un air de fin du monde. Assez raccord avec l'ambiance.
On rentre se coucher dans le capharnaüm qui fait office de chambre. On plaque les gilets contre les fenêtres. On ne dort pas avant longtemps. On écoute tous les bruits dehors. Départ de mortier ? Arrivée ?
Vers 7 heures, on se réveille, on boit un café normalement imbuvable et puis la nouvelle tombe. Kiev a été frappée. Oleksander est sonné un instant. Il répète juste trois fois "Poutine" en secouant la tête.
Maks lui aussi est frappé de stupeur. Il doit rentrer retrouver ses enfants à Kiev. Mais pendant quelques secondes, il n’y croit pas, il refuse d'y croire. Comme nous, comme vous, comme le monde entier à cet instant-là.
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Prendre un train à minuit, en pleine zone de guerre, c’est possible en Ukraine. Nous sommes à la gare de Lozovaya, nous attendons dans une salle d’attente plongée dans le noir. Les sirènes ont sonné tout à l’heure.
Des soldats ukrainiens patrouillent sur le quai et à l’éclat dans leurs yeux, vous devinez leur nervosité. Leur ressort interne est comprimé au maximum. Les Russes avancent vite.
Dans la salle d'attente, avec nous, il y a Sergueï, Lioudmila et leur petite fille Viktoria. Ils ont fui les combats à Kharkiv. Sergueï a vu beaucoup de corps de soldats, de bombardements. Il est figé, hébété.
David a 21 ans, Olga, 19. Ils vivent à Kiev. Lui est programmateur, elle est encore étudiante. Ils voudraient pouvoir se projeter, rêvent de visiter Paris tous les deux, en amoureux. Si la Russie envahit leur pays, ils fuiront vers l’ouest avec leurs parents.
Oleksandr a 45 ans, une tête d’ours, il a été blessé deux fois au Donbass, il dirige un bataillon de 1500 soldats blessés à la guerre, des éclopés reformés par l’armée, mais désireux d’en découdre : « Personne ne se battra à notre place, c’est notre terre, nous les détruirons. »
Au nord du pays, à cent mètres de la frontière russe et 30 km des troupes qui attendent un ordre, Petro pêche dans un trou creusé dans la glace d’une rivière. « Je pêche, que voulez-vous que je fasse d’autre quand nos vies sont entre les mains d’un fou ? »
Demain, 23 février, c'est le jour du défenseur de la Patrie en Russie et en Biélorussie. La journée est fériée. Les enfants offrent à leur père un dessin où le papa est représenté en tenue militaire, armes à la main.
Les femmes sont priées d'offrir un cadeau à leur mari, père, cousins, patrons. Cette coutume est récente. Elle a été instituée en 2002 par Poutine pour pallier l'absence de fête dédiée aux hommes dans son pays.
Ce jour-là, on s'envoie des cartes de voeux kaki, des boutiques se parent aussi de couleurs camouflage. Pour Poutine, un vrai Russe, un vrai de vrai, se doit de porter ses couilles et bien sûr, un uniforme.
La télé est allumée. Damien ne la regarde pas. Il a bu. Il est assis dans son canapé et tient son flingue dans ses mains. Il fixe la photo de ses enfants. Il sait qu’il va le faire. Il envoie un dernier message sur Whatsapp aux gars sous ses ordres.
: « Ce soir, c’est pour moi la fin les copains, dites à mère que j’étais quelqu’un de bien. »
Damien est flic depuis 23 ans, brigadier-chef. Sensible, intelligent, tête brûlée, déconneur, « aucune idée suicidaire ». Il parle comme un tonton flingueur, barbe grise, regard bleu acier, corps de chat maigre.
Thread Vaccination. Ce week-end, la France a enfin retroussé ses manches. 225 000 vaccinations pour la journée de samedi. A Saint-Denis, c'était Pfizer City.
A deux pas de la Basilique où reposent les rois de France, j'ai assisté à l'opération. Je couvre la pandémie depuis le début et ce n'est pas souvent que j'ai des trucs joyeux à raconter.
La scène ressemble au dernier plan d'un film catastrophe. Sous les hauts plafonds de la Salle de la Légion d’honneur de Saint-Denis, des blouses blanches et bleues s’affairent dans douze boxes montés à la hâte. Des dizaines de personnes âgées attendent leur tour.
Parfois, pendant un reportage, quelqu’un vous marque plus que vous ne l’auriez voulu. Pas à cause de ce qu’il a dit ou de son apparence physique. Simplement parce qu’on a partagé à ses côtés un instant étrange, quelques minutes qui ne vous quitteront pas.
Avec @laurencegeai, nous sommes partis au Portugal. Allez voir ses photos sur son compte Instagram, ça vous changera de mes chefs d’œuvre. Le pays est à genoux. Les hôpitaux sont saturés, les morgues, pleines. Nous avons raconté cette histoire dans Paris Match cette semaine.
Cette personne que je n’oublierai pas, c’est Acacio. La cinquantaine, petit, solide, les yeux fatigués. Il travaille depuis 35 ans à la morgue de l’hôpital Santa Maria de Lisbonne, le plus grand du Portugal.