Thread by @colinlebedev

En 2021 - un autre siècle, vu d'aujourd'hui - ma collègue Marlène Laruelle a publié un livre intitulé "La Russie est-elle fasciste?" (Is Russia Fascist? Unraveling Propaganda East and West). Que ceux qui y cherchent un pamphlet passent leur chemin. 🧶1/16
ieres.elliott.gwu.edu/project/is-rus…

Le livre est une analyse académique rigoureuse de deux aspects: 1) Le discours sur le fascisme/nazisme comme outil politique à la fois du régime russe et de ses opposants. Qualifier la Russie de fasciste est pour l'Occident une manière de l’exclure de la normalité politique. 2/16

En même temps, la Russie se déclare, bien avant 2022, une puissance antifasciste. Antifasciste dans son passé (WWII) comme dans son présent, l’un nourrissant et légitimant l’autre. Le discours de dé-nazification de l’Ukraine s’inscrit dans ce récit. 3/16

2) La deuxième dimension examinée par Laruelle est le lien effectif que la Russie entretient avec les idées et mouvements d’extrême-droite. En 2021, les références idéologiques du régime sont plurielles, avec des pôles extrémistes, mais sans idéologie dominante. 4/16

Ces pôles se trouvent non dans des partis politiques, mais dans des milices et mouvements vigilantistes (voir excellent livre ci-dessous), dans certains cercles orthodoxes, dans des communautés comme celle des bikers (groupe particulier en Russie). seuil.com/ouvrage/fiers-… 5/16

C’est avec les mouvements d’extrême droite étrangers que le lien du régime russe est finalement le plus direct. Ça a été assez documenté, y compris sur le cas français, je n’ai pas besoin de revenir là-dessus. 6/16

Marlène Laruelle conclut en 2021 que le régime russe ne peut pas être qualifié de fasciste: il lui manque une idéologie cohérente justifiant la conquête territoriale; il lui manque une mobilisation de la population et un appel à exercer la violence 7/16

Force est de constater qu’à la mi-mars 2022, tous ces éléments qui manquaient au régime russe commencent à se mettre en place. Les premiers jours de l’agression étaient ceux d’une occultation de la guerre. C’est désormais fini. 8/16

Dans tous les médias pro-pouvoir, la guerre s’étale à grand renfort d'images. Une guerre anti-nazie, une guerre que la Russie est forcée de mener face à l’agression occidentale. On n’est pas encore à la guerre sainte, mais je ne m’étonnerai pas de la voir arriver. 9/16

Les médias cherchent explicitement une mobilisation de la population et une montée de la haine. Pour l’instant, une haine de l’Ukrainien qu’on met en scène comme génocidaire de sa propre population. L’effet est incertain, mais l’intention est là. 10/16

Marlène Laruelle s’est-elle trompée? Pas forcément.
D’une part, je pense qu’elle a raison de dire que qualifier le pouvoir russe de « fasciste » ou « nazi » n’aide pas à comprendre le régime. Le concept occulte plus qu’il ne révèle. 11/16

D’autre part, en 2021, je serais arrivée exactement à la même conclusion qu’elle, à quelques signaux faibles près (dont nous avions discuté ensemble lors d’une table ronde autour de son livre). C’est le régime russe qui est en train de muer devant nos yeux. 12/16

D’un régime autoritaire classique qui repose sur la démobilisation consentante de la population, il est passé à un régime qui mobilise, militarise, demande et justifie de grands sacrifices. L’idéologie auparavant molle est en cours de cristallisation. 13/16

Dans mon précédent fil, je discutais les mutations du contrat social, mais il faut aussi regarder son autre facette: la mutation du régime politique. Ce que le pouvoir russe n’ose pas en 2021, il le met en place à grande vitesse en 2022. 14/16

Fin février, nous étions loin de l’euphorie de l’annexion de la Crimée. Le pouvoir cherche à la créer en galvanisant les citoyens autour d’une menace, d’un ennemi et d’une guerre. L’ennemi doit être assez grand pour que le sacrifice en vaille la peine. 15/16

Le qualificatif donné aujourd’hui au régime importe moins que notre vigilance face à son fonctionnement. Ce que l’on sait de ses routines et de ses pratiques peut être une béquille, mais globalement, c’est un gouffre d’inattendu qui s’ouvre devant nous. End 🧶16/16