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Peut-on être le chef de file intellectuel de la droite libérale, et professer des leçons sur la lutte des classes ? Oui : c'est le cas de Raymond Aron, sociologue préféré des gens qui n'aiment pas la sociologie. #ThreadDuVendredi
Raymond Aron partage avec Adam Smith le sort douloureux d'être cité comme autorité par des gens qui ne l'ont pas lu, mais qui s'imaginent d'accord avec lui parce qu'il a été éditorialiste au Figaro (Aron, hein, pas Smith).
Et en effet, Aron, l'ancien condisciple de Sartre et l'ami de Paul Nizan, est devenu dès l'entre-deux-guerres un libéral convaincu, puis un journaliste foncièrement anticommuniste, atlantiste, proche de François Furet, Raymond Boudon, et même Raymond Barre.
Mais au-delà de ses éditoriaux, l'oeuvre de Raymond Aron est avant tout celle d'un excellent prof, capable d'expliquer en des termes simples les relations internationales ou la pensée de Marx, de Weber, de Tocqueville.
Marx, notamment : Aron l'a lu abondamment, en allemand (à un moment où toute son œuvre n'était pas traduite), depuis 1931 jusqu'à sa mort (1983). Et il en a tiré des cours sur Marx (rassemblés dans Le marxisme de Marx, un ouvrage posthume)
ainsi que des outils conceptuels pour analyser les « sociétés industrielles », comme il les appelle. Deux ouvrages d'Aron sont ici à mentionner : ses Dix-huit leçons sur la société industrielle (1962), et La luttte des classes (1964).
Le propos d'Aron dans ces deux ouvrages est difficile à résumer en quelques phrases. Mais un trait mérite d'être souligné : à l'époque où il écrit (où il parle, pourrait-on dire : ce sont des transcriptions de cours), l'idée selon laquelle la société française,
aussi bien que des sociétés comparables, est marquée par une « lutte des classes », est une sorte d'évidence. Dans les années 1960, l'existence de classes sociales, leur antagonisme constitutif, et l'enjeu de leur conflit (s'approprier le produit du travail)
est admis aussi bien par les sociologues que, plus généralement, par les Français ordinaires dans les enquêtes d'opinion. Aron fait remarquer que les concepts forgés par Tocqueville, autant que ceux de Marx, sont utiles pour analyser les sociétés industrielles :
on y trouve à la fois une tendance à l'égalisation des conditions politiques et sociales, et une continuation du conflit de classes. Ce dernier devient cependant plus « pacifié », dit Aron, dans les années 1960 :
à la fois en raison de l'élévation du niveau de vie, mais aussi de la mobilité sociale (sur laquelle son diagnostic est très prudent, faute de données suffisantes), et de la monopolisation des fonctions de pouvoir par des professionnels, y compris
des professionnels de l'engagement politique et syndical. La lutte des classes est-elle vouée à disparaître à la faveur de « l'embourgeoisement » des prolétaires, comme on disait alors ? Rien n'est moins sûr, d'après Aron.
D'abord parce que ce qu'on observe avant tout dans les sociétés industrielles, c'est la salarisation, qui ne signifie pas embourgeoisement : les salariés peuvent rester des prolétaires, si par exemple leur quotidien de travail et leur condition sociale
est encore marquée par l'exploitation, alors même qu'ils sont mieux payés et qu'ils ne sont plus cantonnés aux emplois ouvriers. De surcroît, le conflit entre classes apparaît à Aron comme un élément normal
des sociétés industrielles : « Dans une économie progressive, il est normal que les différents groupes sociaux soient en conflit pacifique, si je puis dire, en querelle constante. » (La lutte des classes, nrf, p. 229)
Cela permet de faire remarquer quelque chose d'assez évident pour les étudiant.e.s en sciences sociales, mais pas pour les habituels laudateurs de Raymond Aron : il y a des tas de théories différentes des classes sociales,
et parmi elles, plusieurs s'affrontent sur la nature et le devenir de la lutte des classes. Aron lui-même a suffisamment lu Marx pour restituer l'hésitation de ce dernier entre plusieurs conceptions de la lutte des classes, depuis ses œuvres de jeunesse
jusqu'au Capital. Aron reproche aux marxistes et aux « marxologues » exégètes de la pensée du maître d'avoir surinterprété, et donné une place trop importante, à ses œuvres de jeunesse, justement : les moins sociologiques et les plus philosophiques.
Dans l'itinéraire intellectuel et médiatique d'Aron, sa critique virulente des intellectuels marxistes est très importante. Il leur reproche de fétichiser Marx, d'en faire un prophète d'une nouvelle religion, et de tordre la réalité historique (celle de l'URSS)
pour en faire une application fidèle de sa pensée, ce qui lui semble scandaleux. En revanche Aron n'a jamais considéré que les écrits de Marx étaient définitivement périmés et à jeter (en raison de l'usage qu'en ont fait les dirigeants des pays communistes),
contrairement à de nombreux contemporains, et même à des gens très proches de lui politiquement. La différence avec eux tient à son honnêteté intellectuelle, sans doute (qui elle-même tient à sa position marginale dans le champ politique), et aussi à sa connaissance intime de
cette œuvre. Est-ce que lire Raymond Aron de nos jours est encore profitable ? Oui, pour ses cours sur Marx. En revanche ses leçons sur les sociétés industrielles... parlent d'une époque révolue (c'est dispensable pour des étudiant.e.s en premier cycle, disons).
Pourquoi Aron est-il devenu le sociologue que les gens qui n'aiment pas la sociologie aiment bien citer ? Pour de mauvaises raisons : il permettrait selon eux de montrer qu'à de rares exceptions, tous les sociologues sont d'affreux gauchistes,
qui défendent et professent la lutte des classes, alors que Aron, lui, hein, il avait bien compris que Marx c'était dépassé. J'espère avoir contribué à dissiper cette erreur. Un dernier mot : en 1960, Raymond Aron fonde le Centre de sociologie européenne.
Ce laboratoire n'a pas peu contribué à institutionnaliser la recherche en sociologie et à lui donner des moyens académiques. Son jeune assistant d'alors aura ensuite une belle carrière : il s'appelle Pierre Bourdieu.
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