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« Aujourd’hui, la mondialisation, ça ne marche pas. » Ainsi s'ouvre le dernier chapitre d'un livre désabusé, et très instructif, de @JosephEStiglitz  : La grande désillusion (Globalization and its discontents), paru en 2002. #ThreadDuVendredi
Stiglitz a été, de 1997 à janvier 2000, l'économiste en chef de la Banque mondiale. Il en est sorti convaincu de l'échec retentissant (et coûteux) des plans d'ajustement structurel (PAS) menés dans les pays en développement dans les années 1980-90.
C'est daté ? Oui, bien sûr. On parle d'un moment de la mondialisation désormais révolu. Mais ce moment a une importance historique considérable : il explique pourquoi l'opinion publique des pays du Sud est devenue hostile à la mondialisation.
Ce livre est un témoignage à la 1e personne des errements des principales institutions à l'origine du « consensus de Washington » : la Banque mondiale, l'OMC, le Trésor américain, mais aussi et avant tout, le FMI.
Le Fonds monétaire international a été créé après la 2e guerre mondiale pour veiller à la stabilité de l'économie mondiale, sur les conseils de Keynes. C'est une caisse commune, abondée par les pays qui en ont les moyens, et qui peut ainsi se porter au secours
des États en crise, lorsqu'ils en ont besoin. Or, dans les années 1980, l'Amérique latine d'abord, puis bien d'autres PED, ont connu des crises de la dette douloureuses, obligeant leurs gouvernements à demander l'aide du FMI.
Celui-ci commence alors à assortir l'ouverture de lignes de crédits (on parle de « droits de tirages spéciaux », DTS) d'une conditionnalité : OK, on vous prête, mais on vous demande des contreparties.
Et c'est là que le bât blesse, explique Stiglitz : non seulement les conditions mises à ces prêts sont inefficaces, mais elles conduisent même à des difficultés supplémentaires pour les rembourser, et elles s'avèrent au total parfaitement idéologiques.
Qu'est-ce qu'un PAS ? C'est un signal de sérieux envoyé aux marchés financiers : on libéralise les marchés de capitaux, on privatise les entreprises publiques, on soutient les taux de change, on contracte les dépenses publiques,
on arrête les subventions aux entreprises et on élargit l'assiette fiscale (avec des taux d'imposition plus faibles). Toutes ces mesures, et j'en passe, visent à rapprocher les économies des PED d'une économie de marché compétitive,
dans laquelle la concurrence joue son rôle pour allouer correctement les ressources, y compris les capitaux. Ce faisant, on parie sur la croissance potentielle à long terme, qui bénéficierait en théorie de cette meilleure allocation.
Mais dans l'immédiat, les économies en crise qui souscrivent des prêts du FMI se trouvent obligées de pratiquer des coupes sombres dans la demande globale, de relever leurs taux d'intérêt (ou plutôt d'arrêter de les maintenir trop faibles),
de veiller à comprimer l'inflation et de flexibiliser leurs marchés (du travail, notamment). Il ne faut pas avoir fait beaucoup de macro pour comprendre que ce type d'austérité affaiblit la croissance à court terme,
plus encore dans des pays déjà pauvres et en crise. Stiglitz consacre deux chapitres très documentés au récit (là encore, à la 1e personne, donc toujours partiel) de la crise asiatique de 1997, puis de la crise Russe.
On y voit des fonctionnaires du FMI, bornés et impérieux, imposer des conditions aussi drastiques que dangereuses en contrepartie de leurs interventions dans ces économies déjà exsangues, pour rétablir la confiance des marchés. (Ci-dessous : le directeur du FMI en Indonésie)
Y parviennent-ils ? Même pas, ou du moins très mal. L'économie qui s'est le plus vite sortie de la crise asiatique est la Malaisie, qui a pratiqué rapidement un contrôle des capitaux parfaitement contraire aux principes des PAS.
En Russie, le tableau est d'autant plus sombre que le FMI fait alors partie des institutions qui prétendent montrer aux dirigeants post-communistes la voie à emprunter pour poser les fondements d'une saine économie de marché.
Or c'est un capitalisme de connivence qui s'installe, aux mains d'oligarques corrompus, qui font semblant d'appliquer les recommandations les plus évidentes (une banque centrale indépendante, par exemple) mais ont le plus grand mépris, dans les faits,
pour la notion de droits de propriété. Ce serait seulement ironique, si ça ne se traduisait pas, dans chacun de ces cas, par des crises économiques et sociales violentes : chômage qui explose, croissance durablement en berne,
structures productives durablement perturbées. Les recettes du FMI ressemblent à celles des docteurs qui se félicitent que vous mourriez guéri. D'où vient cet acharnement ? Stiglitz y apporte deux réponses.
1⃣La plus explicite : le FMI s'est trompé, par aveuglement doctrinaire. Ses interventions ne satisfaisaient que les créanciers des pays en crise, dont il exigeait qu'ils soient payés avant toute chose,
pour restaurer la crédibilité financière des Etats en question. Est-ce que le FMI était la créature servile de Wall Street ? Même pas : ce n'est pas par vénalité que ses dirigeants mènent ce genre de politiques (dirigeants qui sont eux-mêmes issus
du secteur financier, et qui y retournent ensuite), mais parce qu'ils ne savent pas faire autre chose, affirme Stiglitz. Ils ont d'une part des modèles économiques erronés (dans lesquels les marchés sont supposés parfaits, et s'ils sont imparfaits en réalité,
c'est la réalité qui doit s'adapter mieux au modèle), et d'autre part, ils accordent une importance excessive à la libéralisation des marchés de capitaux, parée de toutes les vertus alors qu'elle accroît la mobilité de ces flux, donc leur dangerosité pour de petites économies.
Il faudrait en dire plus sur ce point (je n'ai pas la place ici), déjà amplement critiqué par des auteurs antérieurs (Bhagwati, notamment) : c'est bien une croyance infondée dans la capacité des flux d'IDE à générer de la croissance durable qui a entraîné à la fois la crise
asiatique de 1997, et l'impossibilité d'en sortir sans contrôle des capitaux.
Mais il faut ajouter une 2⃣e raison à la grande constance du FMI dans l'erreur, sur laquelle Stiglitz insiste moins : la certitude avec laquelle cette institution
somme toute petite, et distante, appliquait des modèles « one size fits all » à des économies très dissemblable, a des relents d'impérialisme. Les épisodes racontés par Stiglitz où tel dirigeant politique doit platement s'excuser devant une dizaine de conseillers
qui taillent en pièce ses projets, avant de déclarer à la presse combien il est heureux de recevoir les DTS absolument nécessaires au redressement de son économie, expliqueraient à eux seuls la colère et le ressentiment accumulés en Argentine, en Roumanie, au Kenya,
et dans tant d'autres pays encore.
Stiglitz n'est pas un historien marxiste, ni même un militant internationaliste. C'est un néo-keynésien, universitaire brillant (il a reçu le prix Nobel d'économie en 2001 avec Akerlof et Spence), proche des démocrates, ancien du gvt Clinton.
Pourtant il dit lui-même avoir ressenti très vivement l'hostilité des opinions publiques de ces pays à l'égard de la saignée austéritaire que leur enjoignaient les docteurs américains, pour leur bien. Rappelons qu'à la même époque (la fin des 1990's),
la mondialisation est partout célébrée pour ses bienfaits économiques et politiques. Et il faudra cet épisode douloureux à Stiglitz pour voir à quel point des éléments de théorie pourtant assez simples sont tout simplement ignorés par les thuriféraires de la mondialisation :
l'idée, en particulier, selon laquelle les marchés doivent être laissés les plus libres possibles pour pouvoir générer de la croissance, est abusive voire stupide aux yeux d'à peu près tous les économistes,
et pourtant c'est le principe qui guide les vagues de privatisation et la lutte contre la « répression financière » menée par le FMI dans des pays où le secteur privé est embryonnaire et mal financé.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce livre, qui est le 1er d'une longue liste d'interventions de son auteur dans le débat public. C'est aussi l'un des livres qui m'a conforté dans l'idée qu'il fallait faire des sciences sociales, au sens large, pour comprendre l'économie.
La notion d'idéologie, par exemple, telle qu'elle est ici exprimée (et chez Piketty aussi, tiens) est un peu rapide : il s'agit simplement de croyances fausses, liées à des intérêts financiers, mais on ne sait pas bien comment.
Bref, même si ce livre est déjà ancien, c'est à mon avis une très bonne lecture pour des étudiant.e.s en sciences sociales – avec quelques compléments nécessaires à y apporter, surtout si vous n'avez jamais fait de macroéconomie. #Fin
Pour d'autres threads sur des publications importantes en économie et en sciences sociales :
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