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« Mettez deux économistes dans une pièce et vous aurez 2 avis différents – à moins que l'un deux soit lord Keynes : vous en aurez 3 », plaisantait Churchill. Est-ce à dire que la prétendue « science économique » ne mérite pas ce nom ? #ThreadDuVendredi
Aujourd'hui la parole est à @rodrikdani, pour son livre Peut-on faire confiance aux économistes (Economics rules, en VO). C'est un essai en défense de la profession dont il est un représentant éminent.
Les critiques à l'endroit des économistes sont nombreuses, parfois justes, mais elles manquent souvent leur cible, explique Rodrik. Celles qui portent sur son manque de scientificité idéalisent la science en en faisant un ensemble d'énoncés vrais,
alors que justement, ce que font les scientifiques (y compris les économistes) tient plutôt du tâtonnement, et en particulier, de la formalisation de modèles qui ont une validité limitée (encore plus en économie).
Qu'est-ce qu'un modèle ? C'est une simplification de la réalité, qui se présente sous la forme d'un ensemble d'équations (ou de représentations graphiques) destinées à décrire les relations entre des phénomènes : des quantités et des prix sur un marché, par exemple.
Les modèles des économistes ont souvent l'air idiots, vus de loin : pourquoi faire l'hypothèse que des agents parfaitement rationnels à horizon temporel illimité optimisent leur consommation au centime près ? Parce que c'est plus simple, en fait.
De même que les physiciens ont besoin de modèles où « on néglige les frottements », et d'expériences dans le vide complet, il vaut mieux retenir des hypothèses qui facilitent la compréhension d'un seul phénomène, même si elles sont bizarres.
Rodrik reprend ici le raisonnement de Friedman, 1953 (épistémologie du « as if ») : on se fiche de savoir si les modèles ont des hypothèses réalistes, pourvu qu'ils décrivent fidèlement les phénomènes observés.
Et si, pour mettre tout cela en équations, on a besoin de supposer que les gens (ou les firmes) raisonnent au centime près, eh bien, soit. Ce n'est pas parce qu'ils sont très intelligents que les économistes emploient un langage mathématique, dit Rodrik,
c'est même le contraire : les maths permettent de simplifier, à outrance parfois (et là, ça devient dangereux) des phénomènes qui sinon resteraient illisibles, embrouillés, pleins d'exceptions et de singularités.
Le problème central, c'est celui des hypothèses critiques (« critical assumptions ») : celles qui, si elles ne sont pas vérifiées, rendent le modèle inadapté, de sorte qu'il décrit mal la réalité. Par exemple, pour rendre compte de l'effet d'une
taxe sur le prix des cigarettes, on doit tenir compte de la structure du marché : une multitude de firmes concurrentielles n'ont pas le même comportement qu'un oligopole cartellisé (dans le 1er cas, les prix augmentent, dans le 2e, pas sûr).
On peut donc sans problème retenir des hypothèses irréalistes, pourvu qu'elles ne soient pas critiques : certes, les producteurs de cigarettes n'ont pas une rationalité parfaite, mais à vrai dire peu importe, cela n'entrave pas notre compréhension du phénomène.
En revanche, l'atomicité (ou non) du marché est une hypothèse critique. Dès lors, identifier le bon modèle pour décrire la réalité est précisément le travail le plus difficile, parce que le plus artisanal, dans la recherche en économie.
Si on représente le marché du travail de manière trop simple, par exemple, avec un modèle d'équilibre partiel (sur ce seul marché), l'immigration réduit les salaires : + d'offre de travail, demande constante, salaires qui↘️.
Mais si l'on prend en compte les effets de l'immigration sur les autres marchés (sur l'investissement des firmes, la demande de certains biens achetés par les nouveaux venus, l'adoption de technologies freinée par cet afflux de main d'oeuvre, etc.),
on peut avoir un résultat parfaitement contraire : l'immigration a un impact nul sur les salaires, comme l'a montré David Card à propos des immigrants cubains à Miami au début des années 1980. nber.org/papers/w5927
Ce n'est pas la complexité du modèle qui est plus grande, ici. C'est simplement que l'on tient compte d'effets induits sur d'autres marchés (raisonnement en « équilibre général ») de sorte que les résultats sont très différents.
Le travail des chercheurs en économie est donc de produire des modèles : non pas un seul modèle central que l'on raffinerait année après année, mais au contraire une multiplicité de modèles qui permettent de lire correctement la réalité en prenant le bon instrument.
En matière de développement, par exmple, les années 1980-90 ont été marquées par le « consensus de Washington », qui préconisait un seul et même ensemble de recettes à appliquer pour tous les pays pauvres. Cette liste de recettes s'est d'ailleurs tellement allongée
que Rodrik a fini par l'appeler « Washington confusion ». Le problème est que les économistes qui croyaient dans les vertus de la libéralisation, la privatisation et la stabilisation économiques pour tous, faisaient l'impasse sur les spécificités institutionnelles
des pays pauvres, dans leur grande diversité. Rodrik a tiré de l'échec de ces recommandations une méthode de diagnostic pour les PED qui font appel à la Banque mondiale, par exemple : on examine successivement leurs échecs de marchés (défauts de coordination...),
leurs problèmes gouvernementaux (corruption...), puis les raisons pour lesquelles les rendements du capital peuvent être trop faibles, elles-mêmes dues à des problèmes de cpaital humain, ou de productivité, etc.
Au total, on emploie donc une diversité de modèles théoriques, aux conclusions opposées (en termes de recommandations, y compris) selon que la corruption est trop élevée ou que les infrastructures de transport sont incomplètes, par exemple.
Ce qui permet de « naviguer entre les modèles » est donc l'identification des hypothèses cruciales, qui requiert finalement un raisonnement inférentiel, et parfois même difficile à justifier a posteriori.
Les économistes font du bon travail quand ils formulent des modèles, et quand ils s'en servent de manière artisanale, en somme. Cela tient à ce que l'économie est une science sociale, dit Rodrik, qui ne pourra jamais parvenir à une théorie unifiée de la réalité... historique.
En revanche, il arrive aux économistes de se tromper, quand ils font une confiance excessive à un seul modèle, ou quand ils se complaisent dans la rigueur des formalisations mathématiques. Cas d'espèce : la théorie des cycles réels,
qui explique fort mal les cycles de l'activité économique, mais est très séduisante intellectuellement, pour de bonnes raisons, d'ailleurs. Intégrer aux modèles macro la critique de Lucas (les agents que décrivent le modèle ne peuvent pas systématiquement
se tromper dans leurs anticipations, ni être systématiquement incapables de corriger leurs erreurs, pour résumer) a été nécessaire au progrès de la recherche, mais la théorie des cycles réels n'en est pas moins insuffisante.
Dans les deux derniers chapitres, Rodrik revient sur les erreurs les plus coûteuses pour la profession : la crise financière de 2008, et le consensus de Washington, ainsi que sur la pertinence des critiques à l'égard des économistes.
Je passe sur 2008, pour en venir aux dernières remarques : on aurait tort, affirme l'auteur, de croire que l'économie imagine des êtres humains égoïstes, affreusement rationnels, et qui n'aiment rien tant qu'échanger (tout et n'importe quoi) sur des marchés.
En réalité, ils sont obsédés par l'efficacité. Un marché concurrentiel qui fonctionne bien alloue parfaitement les ressources : c'est efficace. Le problème, c'est qu'on entend beaucoup trop la profession affirmer « les marchés fonctionnent de manière optimale ».
La plupart des chercheurs en économie refusent ce genre de simplifications, ne serait-ce que parce que leur carrière académique est consacrée à examiner les imperfections de marché et la manière dont on peut les corriger.
En revanche, on tend facilement le micro à des économistes qui s'en saisissent facilement pour raconter des histoires trop faciles sur la perfection des marchés. Mais répondre « attendez, je vais voir quel modèle on a et je vous réponds après avoir examiné
une base de données qu'il va falloir construire sur plusieurs années », c'est plus difficile.
Rodrik traite à mon avis un peu vite de certaines critiques, notamment celles sur les « valeurs » (opinions politiques, en fait) des économistes professionnels. On pourrait lui objecter que même la construction de modèles théoriques emporte des valeurs politiques
(le meilleur exemple est certainement celui du capital humain). Mais son insistance sur la nécessaire pluralité des modèles, et sur les limitations constitutives de cette science sociale qu'est l'économie, sont remarquables.
Cela témoigne peut-être aussi d'une modestie retrouvée, dans le discours public (et de vulgarisation) des grands noms de la profession. Le tournant empirique, et la dernière crise financière, ont porté un coup sévère aux grands discours évasifs
célébrant le marché en général, dans lesquels les plus éminents représentants de l'économie US s'étaient souvent complus. De ce point de vue, le livre de Rodrik est aussi un témoin de son époque. Et un hymne au travail scientifique.
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