Ce matin, @LeCNL et @IpsosFrance ont publié les résultats d'une étude intitulée "Les Français et la BD". L'annonce était initialement prévue pour le Salon du Livre en mars, et puis le COVID est passé par là.
Avant de me lancer dans le commentaire de ces résultats, je dois préciser que j'ai fait partie du comité de pilotage de l'étude dans sa dernière ligne droite, ayant été invité au moment de la finalisation du questionnaire.
C'est la première étude de cette ampleur depuis celle réalisée par TMO Régions pour la BPI le DEPS en 2011, et dont les résultats sont disponibles ici: neuviemeart.citebd.org/spip.php?rubri…
Les autres études publiées entretemps, comme celles réalisées par GfK pour le compte du Syndicat de la Librairie Française que j'ai pu commenter, ne portaient pas sur les pratiques de lecture (le SLF s'intéressait principalement aux acheteurs, par exemple).
Cette étude est une première pour @LeCNL, avec l'ambition d'en faire un observatoire récurrent. C'est une très bonne initiative, puisque le seul suivi que l'on avait jusqu'ici était à aller chercher dans les enquêtes sur les Pratiques Culturelles des Français du DEPS.
(le DEPS, c'est le Département des études de la prospective et des statistiques, rattaché au Ministère de la Culture. il publie tout un tas d'études et de chiffres super intéressants, et à mon sens largement sous-exploités par les médias, c'est dommage)
La dernière de ces études décennales date a priori de 2019, mais les résultats ne sont pas disponibles sur le site dédié (pratiquesculturelles.culture.gouv.fr). La seule publication sur le sujet semble avoir été celle-ci: culture.gouv.fr/Sites-thematiq…
Mais revenons à l'étude du jour. Pour ce livetweet, je vais m'appuyer sur le rapport détaillé, disponible ici: centrenationaldulivre.fr/sites/default/…, en donnant les numéros de diapositive. C'est parti.
Le premier chiffre que l'on rencontre me pose un petit problème: c'est le taux de lecteurs de bande dessinée, et il est très élevé (43% chez les adultes), bien plus que dans les études que l'on avait auparavant. En 2011, on était à 32%, par exemple.
De ce que j'ai pu voir, les études du CNL sont généralement plus optimistes (y compris sur la lecture générale) que les études du DEPS -- question de méthodologie, probablement. Pas la peine de trop s'y attarder, il faudra attendre les futures éditions pour observer son évolution
Globalement (spoiler), les résultats de cette étude sont en ligne avec ce que l'on connaît sur le lectorat de la bande dessinée. C'est normal, et c'est rassurant. Mais il y a aussi quelques surprises, et des questions nouvelles.
Par exemple, diapo 14: les enfants lisent beaucoup de bande dessinée, et ça s'érode au moment du passage à l'âge adulte. le décrochage est d'ailleurs plus marqué pour les filles, pour un lectorat adulte nettement masculin.
Je le répète, cette enquête est une année 0: pour juger de la féminisation du lectorat, il faudra attendre la prochaine étude. Mais il y a des frémissements, comme du côté des mangas ou des romans graphiques.
Il faut souligner que ces catégories éditoriales sont relativement récentes. Le manga n'est vraiment installé que depuis une vingtaine d'années, et peut-être une dizaine pour le roman graphique.
C'est assez flagrant sur la diapo 18, où l'on voit la répartition par âge du lectorat manga: en gros, ça s'effondre après 25 ans pour "être totalement ignoré par les plus âgés."
Or, l'étude comporte des questions sur la transmission de la lecture de bande dessinée, ou l'accès à une bibliothèque familiale. Et on constate combien c'est important dans son "devenir lecteur."
Les diapos 89 et 90 sont éclairantes sur ce sujet. Les enfants d'aujourd'hui font état d'une diversification plus importante que les adultes, pour lesquels "seule la lecture d'albums semblait être importante pendant leur enfant, et cela impacte leurs lectures."
Petite surprise, pas de différence quant au veto des parents sur la lecture de bande dessinée entre hier et aujourd'hui. Par contre, on note que l'implication positive des parents (achat ou lecture pour l'enfant, ou lecture pour eux-mêmes) a un impact fort sur la pratique.
Bref, c'est une dynamique de transmission qui se met en place, quelque chose que le sociologue Sylvain Aquatias avait étudié sur la base de l'enquête de 2011 (c'est ici: books.openedition.org/bibpompidou/16…)
C'est aussi confirmé indirectement par cette observation diapo 27: "comparés au reste de la population française,
les lecteurs de BD comptent un nombre bien plus important de BD chez eux." On commence par lire ce qui est dans la bibliothèque familiale (lecture opportuniste).
Sinon, élément habituel mais qu'on ne souligne jamais assez: les lecteurs de bande dessinée sont avant tout de gros lecteurs, qui lisent de tout. Contrairement aux éructations de certains philosophes, la bande dessinée ne limite pas les horizons de ses lecteurs.
Elle n'est pas non plus une lecture "de substitution" qui remplacerait les "vrais" livres, parce que plus facile d'accès. Ceux qui défendent ce point de vue n'en sont généralement pas lecteurs eux-mêmes, parce qu'ils ignorent que la lecture d'une bande dessinée n'a rien d'évident
Autre résultat surprenant de cette étude, le fort taux de lecteurs de bande dessinée au format numérique: près de 40% des lecteurs adultes (diapo 40).
C'est surprenant, quand on sait que les solutions commerciales (type Izeno) ont du mal à décoller, et que même si on s'inquiète de l'impact du scantrad sur le manga, ce dernier ne peut pas expliquer l'importance de ce chiffre à lui tout seul. Bref, il y a un truc.
A mon sens, il s'agit du flou qui entoure le terme de bande dessinée: entre lire *une* bande dessinée (= un album) ou lire *de la* bande dessinée (= une planche, un strip). Et ça peut faire toute la différence.
Quand je lis le blog de @Bouletcorp ou les planches de Emma sur la charge mentale publiées sur Facebook, techniquement, je lis de la bande dessinée au format numérique.
Quand on fait des études sur la lecture en général, on demande aux gens s'ils lisent des romans (un format bien identifié), et pas "de la littérature" (un truc bien plus difficile à cerner). Bref, c'est compliqué.
Mais une fois de plus, c'est le genre d'indicateur dont il sera intéressant de suivre l'évolution, lors d'éditions à venir.
Pour le reste, on a des choses qui rejoignent des observations précédentes: le lieu d'achat, par exemple, avec les grandes surfaces culturelles privilégiées, devant Internet et les librairies.
Ou pour les lieux de lecture (diapo 42), où l'on voit mentionnés les lieux de vente, comme les grandes surfaces culturelles, justement.
Je passerai rapidement sur le plébiscite d'Astérix comme bande dessinée préférée -- le fait que le terrain de cette enquête se soit déroulé en janvier, juste après un noël où on a dû offrir en masse La fille de Vercingétorix, n'y est probablement pas étranger.
Par contre, la diapo 62 montre un phénomène intéressant: le manga est, de très loin, le genre qui suscite le plus d'enthousiasme.
J'avais procédé à une analyse des résultats de l'étude 2011, dans l'angle de la circulation des bandes dessinées. C'est disponible ici: books.openedition.org/bibpompidou/16…
Et ce qui en ressortait, très schématiquement, c'est qu'on avait un point d'articulation autour d'une intensité de lecture de une bande dessinée par mois. Au-dessus, on était attaché au genre, en-dessous, beaucoup moins.
Ce que j'essaie de dire par là, c'est qu'il y a des genres qui sont beaucoup lus, peut-être simplement par opportunité (parce qu'ils sont dans la bibliothèque familiale), et d'autres qui le sont un peu moins, mais qui correspondent à une véritable appétance.
Bref, ce n'est pas parce qu'un pourcentage est plus élevé pour tel ou tel genre qu'il se porte bien. Mais c'est un autre débat.
Tant que j'y suis à évoquer l'attachement au manga, il y a une autre chose intéressante à souligner: diapo 26, on note que contrairement au lecteur "standard" de bande dessinée plutôt CSP+, le manga compte plus de lecteurs dans des foyers CSP-.
Le manga serait donc un vecteur de démocratisation de la lecture de bande dessinée au sens large, dépassant les clivages socio-professionnels habituels du livre.
Autre petit détail amusant: a priori, pas de différence régionale au niveau des habitudes de lecture, ce qui met un coup dans l'aile des critiques d'une "pseudo-intelligensia bobo-parisienne".
Enfin, dernier point que je voudrais souligner: ce clivage entre convaincus et réticents qui apparaît quand on considère les facteurs limitants à la lecture de bande dessinée (diapo. 93 et suivantes)
La question du temps est toujours prégnante, mais derrière, c'est la question de l'intérêt qui prime. Les lecteurs voudraient pouvoir lire plus, et pouvoir avoir plus d'argent à y consacrer (diapo 97).
Les non-lecteurs lisent, mais d'autres genres littéraires (diapo 94), et ne ressentent pas le besoin de lire de la bande dessinée (29%)... loin devant la question du prix (13%).
Voilà quelques réflexions, à chaud -- je vous incite à regarder tout cela de plus près, même si, comme c'est souvent le cas, il y a plein de chiffres qui donnent parfois l'impression de se contredire. Mais il y a là plein de perspectives d'exploration intéressantes.
Disons que le meilleur moyen d'utiliser ce genre d'étude, c'est d'avoir une hypothèse que l'on veut valider... et de voir si elle colle avec les chiffres que l'on a dans ce document très touffu.
Merci de votre attention, je vais aller regarder dans mes mentions s'il y a des réactions ou des questions. Et merci à @LeCNL de l'invitation à participer à tout cela.
Pour rappel:

#EtudeFrançaisBD
Quelle place les Français de 7 à 75 ans accordent-ils à la BD dans leur vie 💭 ?

Dans cette étude inédite CNL/@IpsosFrance, les Français et la BD, découvrons les habitudes des Français.

L'étude complète ➡️ bit.ly/3hvq6r7

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19 Jul
Dimanche matin, je devrais plutôt essayer d'écrire un texte pour annoncer la mise en vacances de @_du9_, mais voilà que tout le monde parle de lefigaro.fr/bd/enquete-sur… et que je ressens le besoin d'apporter mon commentaire.
Petit préambule, que les choses soient claires: je ne défends pas la pratique du scantrad, et je respecte le travail que font les éditeurs.
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20 Jan
Livres Hebdo a publié la semaine dernière son Top 50 annuel pour la bande dessinée, et comme à mon habitude, petit live tweet de mes réflexions par rapport à cette liste. Et c'est parti.
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3 Jun 19
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