Vous êtes plutôt : réforme ou abolition de la police ?

Je discute la consistance de ces appels qui ont pris une certaine ampleur depuis quelque temps.
1) Dans le contexte français, l’appel à la *réforme de la police* est porté par diverses associations de victimes de la répression policière, des associations de défense des droits de l’homme et diverses personnalités de gauche.
Leurs revendications sont principalement celles-ci :
change.org/p/laisseznousr…
Elles constituent des objectifs atteignables :

- l’interdiction des LBD et grenades est possible si on jette un coup d'oeil sur la situation qui prévaut dans les États voisins qui interdisent totalement ou réduisent notablement l’emploi de ces armes dites non létales.
De même, le plaquage ventral est interdit dans certains pays européens (Belgique, Suisse) et à Los Angeles et New York. france24.com/fr/20200110-le…
- la création d’un organe indépendant pour enquêter sur les plaintes contre la police existe, par exemple, en Grande-Bretagne avec l’Independent Office for Police Conduct (IOPC) :

en.m.wikipedia.org/wiki/Independe…

ipcan.org/fr/membres/aut…
D’un côté, ces réformes seraient en France une avancée : savoir que la police ne peut pas user de certaines armes serait "rassurant" ; ces mesures rendraient les rapports avec la police sans doute un peu plus "supportable".
D’un autre côté, les acquis des réformes sont toujours provisoires, peuvent être retirés si les circonstances propres au maintien de l’ordre public l’exigent.
A noter que ces réformes constituent des formes de pacification qui tendanciellement diminuent le degré d’affrontement (de même que les dispositifs de négociation entre travailleurs et employeurs diminue le degré de violence d’une grève).
Implicitement, le modèle de référence est celui de la police nordique (scandinave, allemande ou britannique) "réputée" (à tort ou à raison) plus "safe" que la police française.
De facto, les réformistes défendent le "guardian mindset" (esprit de gardien de la paix) contre le "warrior mindset (esprit de guerrier, répressif) de la police.
Ces réformes sont possibles et ne remettent pas en cause l’existence de la police et certaines la renforcent, diront les abolitionnistes.
Loin de contester la police ou la justice pénale, les réformistes placent leur confiance dans l’institution judiciaire puisqu’ils en attendent une "juste indemnisation" (matérielle et symbolique) des préjudices subis par les victimes de la répression policière.
Pour les réformistes, la police n’est pas la chienne de garde d’un ordre global qu’il conviendrait d’abattre, elle fait juste "mal" son travail en ciblant, par racisme systémique, des jeunes hommes des quartiers populaires.
Les réformistes attendent une "bonne" police au service de la paix civile. "Pas de justice, pas de paix !" proclament-ils tant qu’il n’y aura pas une police "juste", "respectable".

Mais peut-on durablement policer la police française ?
Si les motivations des familles de victimes sont classiques ("obtenir justice" dans le cadre d’un combat judiciaire et médiatique), l’appel à la réforme de la police constitue aussi un discours de rechange / de réhabilitation de la police à la disposition des gestionnaires
progressistes de l’État (avec l’idée que la police française a des marges de "progression" si on la compare à certaines polices européennes).
2) Quant aux abolitionnistes (principalement aux USA) en apparence très radicaux, ils défendent des alternatives à la police et militent pour l’abolition de la justice pénale.
[J’ouvre une parenthèse, il est curieux que les mêmes n’appellent pas plus explicitement à l’abolition de l’armée (cf. les forces armés chargées de missions de police soit la garde nationale aux USA).
Surtout, si on considère qu’il existe une continuité entre les opérations militaires à l’étranger et la structuration de la police sur la scène intérieure : ucpress.edu/book/978052029…
Car en cas d'insurrection, c'est à l'armée, rodée aux tactiques contre-insurrectionnelles, à laquelle il sera probablement fait appel.
Ou encore pourquoi se restreindre à l’abolition de la justice pénale mais quid des justices civile (qui prononce les expulsions locatives, ordonne les saisies) et administrative (qui prononce les expulsions des migrants) ?
- je ferme la parenthèse ]
Les étapes consistent à "affaiblir, désarmer" en vue de "dissoudre" à long terme la police.
Pour ce faire, les abolitionnistes distinguent :

- réformes positives (ou réformes réformistes) qui étendent, renforcent, donnent de la force à la police et la justice pénale ; par ex, le bracelet électronique, les caméras embarquées (qui "justifient" l’action de la police)
- réformes abolitionnistes (ou réforme négatives) qui retirent à l’institution policière ; par ex, suppression des casiers judiciaires, réduction des effectifs de police, opposition à construction de nouveaux commissariats, désarmement de la police etc.
sortirducapitalisme.fr/emissions/313-…
Dans le même temps, pour les abolitionnistes (je cite) :

"l’abolition n’est pas synonyme de destruction ou de chaos, mais est au contraire fondée sur la recherche d’alternatives"
jefklak.org/tout-le-monde-…
L’abolitionnisme est inséparable de l’alternativisme.

Résoudre les conflits sans appeler la police suppose de développer "des solutions communautaires pour une justice transformatrice" : cercles de parole/ de paix axés sur la prévention, la désescalade, désamorcer/prévenir
les conflits avec la médiation, améliorer les relations interpersonnelles afin que "cambrioleur et cambriolés se réconcilient" (cf. l’article précité !) etc.
A terme, selon les tenants de l’abolition, les communautés (au sens américain du terme, c’est-à-dire l’échelon local, les habitants d’un quartier) se substitueraient à la police.
geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/comm…
Il faut être assez naïf pour s’imaginer qu’en supprimant la police en tant qu’ *institution* on éliminerait la *fonction* de police.
Supprimer la police et elle reviendra au galop. L’État peut tout à fait déléguer / rétrocéder la fonction de police à la communauté (surtout aux USA).
On peut imaginer que l’abolition de la police laisserait place aux polices privée, communautaire, contractuelle etc. bref à une autogestion de la police / de l’ordre public.
De même qu’il existe des pompiers volontaires, il est tout à fait possible que l’abolition conduise à la constitution de flics volontaires/citoyens (dans le cadre d'un "service civique policier").
Au risque de rappeler des évidences, la police (en tant qu’institution et fonction) n’existe pas pour elle-même, elle existe avant tout pour préserver la propriété privée (et étatique) des moyens de production et garantir l’ordre public qui en découle.
Pourquoi prendre les problèmes à l’envers ?

D’où l’impression que l'appel à l’abolition de la police a tout du discours de niche pour universitaires.

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4 Jul 20
On a eu droit à "une histoire populaire de", voilà maintenant "le capital de" à toutes les sauces (sans doute un filon d’édition).

"Le capital au XXIe siècle" de Piketty

"Capital et idéologie" de Piketty

"The Code of Capital" de la juriste Katharina Pistor
Et dernièrement "Le genre du capital" des sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac (sous-titré "Comment la famille reproduit les inégalités")

On y retrouve une définition (étriquée) du capital comme patrimoine économique acquis ou hérité.
Qu'en dire ? La question, elle est vite répondue...

C'est un livre de sociologie et j'ai tendance à considérer que 90 % des travaux des sociologues enfoncent des portes ouvertes, lesquelles leur sont à vrai dire spécialement réservées.
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3 Jan 20
Oh là, je suis à deux doigts de percer pour ce tweet si j'en crois mes mentions.
Je vais en rajouter une couche pour éviter toute ambiguïté. On s’en fout que BlackRock soit américain.
Si vous voulez une liste pdf, la voici ipe.com/Uploads/k/x/x/…

Des groupes franco-français sont parmi les plus importants gestionnaires d'actifs financiers du monde.
Vouloir réduire implicitement l'industrie financière à BlackRock est aussi ridicule que réduire l'industrie culturelle à Disney ou l’industrie des smartphones à Apple.
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15 Jul 19
La théorie générale du droit et le marxisme d'Evgeny Pašukanis (1924)
(éd. de l'Asymétrie, 2018)
editionsasymetrie.org/nidroitnidevoi…
Des années de droit (une perte de temps mais faut bien gagner sa croûte comme dirait l'autre)... et je ne l'ai jamais lu.
Il est donc temps de réparer ça. ImageImageImage
Chose promise, chose due. Petit compte-rendu de lecture de Pasukanis (la numérotation des pages est celle de l’édition 2018)

En résumé, Pasukanis (P.) dit beaucoup et pas assez à la fois.
⤵️
1/ Beaucoup parce que P. réfute la thèse du caractère idéologique du droit (cf. la vulgate marxiste inconsistante).

Pour P., le droit (la forme juridique) est par essence non étatique puisqu’il découle "des relations humaines accompagnant le dév. de l’économie marchande" p 31 ImageImage
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1 Jul 19
En train de lire "La théorie postcoloniale et le spectre du capital" de V Chibber (éd. de l'Asymétrie), je découvre que sur 610 délégués du tiers état en 1789, près de 500 exerçaient des professions juridiques (p107) (j'pensais pas que c’était autant...). Table des matières 🔽
Lecture terminée. Quelques observations sur ce livre qui se révèle très bon.

L'auteur est Vivek Chibber, professeur de sociologie New York University,
en.wikipedia.org/wiki/Vivek_Chi…
Grâce à la théorie marxienne enrichie notamment des acquis de l’historiographie des Révolutions anglaise et française, V. Chibber réfute point par point les thèses des théoriciens subalternistes d’une façon méthodique et incisive.
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