Thread by @Patchwork_vid

Quelque chose qui me préoccupe pas mal concernant les réseaux sociaux, et dont on devrait se saisir collectivement en tant qu'influenceur.euses, c'est la place donnée à l'affrontement au sein de nos audiences. ⤵️⤵️

C'est difficile en tant que créateur de contenu de laisser passer les critiques, en particulier quand on les perçois comme illégitimes. J'y vois une tentative assez vaine de contrôler son image, qui peut avoir des répercussions assez dramatiques (notamment du harcèlement).

J'encourage d'ailleurs les camarades ayant une forte audience à se détacher au maximum de ce qui se dit sur elleux sur les réseaux. Cela implique de ne pas chercher votre pseudo dans les moteurs de recherche, à mute/block les personnes dont la lecture vous affecte trop, etc.

Mais là où ça peut être particulièrement violent, c'est lorsqu'on cultive une audience au sein de laquelle défendre l'image de son "influenceur préféré" devient une forme centrale d'engagement. Parfois même au nom de la "Science", du "Progrès" ou de l'"Emancipation".

Il y a bien des cas où je pense que ça vaut le coup de se mobiliser collectivement pour défendre des figures qui subissent un harcèlement ciblé ayant pour but de les détruire.

Un exemple particulièrement parlant est celui de Rokhaya Diallo, qui subit régulièrement un harcèlement

ciblé de la part d'un continuum de personnes allant de la gauche raciste à l'extrême droite fasciste. Si elle se retrouvait d'un coup privée de soutien, on y perdrait une voix importante de l'antiracisme en France et il y aurait un sentiment d'impunité pour le discours raciste.

Mais pour revenir au cas plus général des influenceurs, se pose la question des liens qu'on développe avec notre audience.

C'est ce qu'on appelle les "relations parasociales".

Ces relations sont caractérisées par une assymétrie très marquée : vous avez l'impression de ...

... connaître l'influenceur, parfois aussi bien qu'un ami (même si cette connaissance reste assez superficielle, basée sur l'image qui ressort de ses contenus), mais lui ne connait rien de vous, si ce n'est un pseudo, ou une idée générale qu'il se fait de son audience.

Ce sentiment de connaître la personne peut produire des réactions particulièrement vives : certaines prises de positions sont perçues comme une véritable trahison ("Comment oses-tu dire que tu détestes le beurre salé? Après tout ce qu'on a vécu ensemble?")...

... et à l'inverse on peut percevoir la critique dirigée contre l'influenceur en question comme des attaques portées contre un.e ami.e ("Arrêtez de vous en prendre à mon influence préféré, il est gentil et n'a rien demandé !").

Il s'agit d'une conséquence inévitable de la célébrité, qui n'a pas attendu les réseaux sociaux pour exister, mais ces derniers peuvent en accentuer certains aspects pas toujours très sympathiques. Par exemple, il devient possible pour la célébrité en question d'afficher...

... les personnes qui la critiquent à son audience pour s'en moquer, ce qui peut avoir pour conséquence du harcèlement contre ces personnes, mais pas que !

En ne donnant à voir que des critiques jugées illégitimes, on renforce l'idée selon laquelle elles le seraient toutes.

On en vient à se convaincre qu'il faut vraiment être bête et méchant pour critiquer cet influenceur (la preuve: toutes les critiques qu'il affiche à son audience sont vraiment bêtes!), et la critique en devient presque un privilège : il est alors nécessaire d'avoir une certaine..

... capacité d'expression, un regard sur le monde, une manière de dire les choses, pour être jugé légitime.

Aussitôt qu'on exhibe un trait associé à ces critiques illégitimes que notre influenceur préféré pourfend régulièrement, on devient soi-même illégitime.

Cela peut être l'expression de la colère, des incohérences dans le discours, la mention de certaines pratiques...

En plus de fermer la critique à un cercle très restreint d'initiés, on adopte un regard sur le monde empreint de jugement et de mépris, opposé à la compréhension.

En procédant de la sorte, on renforce la place de l'affrontement dans les interactions sociales qu'on est amené à avoir autour de cet influenceur et des thèmes qu'il aborde. On retrouve les sensations éprouvées devant un match de boxe : au delà des idées défendues ...

... par l'influenceur, on est là pour le voir mettre au tapis ceux qui le critiquent, qui sont rapidement assimilées à une force d'opposition à l'idéal qu'il prétend défendre à travers son contenu. Plus simplement, on les assimile à la figure du "hater".

Cette manière de mettre en scène l'affrontement produit des formes de mobilisation au sein de l'audience, qui vont de la crotte de nez balancée au passage à la reproduction de cet affrontement chaque fois qu'apparaît cette figure de "l'ennemi" qu'il faut mettre au sol.

Il y aurait à s'interroger sur ce qu'apportent ces mobilisations en terme de rapport de force, et pas uniquement du point de vue de l'efficacité. Le collectif se trouve souvent réduit à l'attachement d'une somme d'individus à un influenceur, et l'affrontement devient central.

Je ne pense pas qu'il soit forcément nuisible de rentrer dans l'affrontement lorsque cela s'avère nécessaire. La violence est un élément central du politique, avec lequel on est contraint de composer, qu'on le veuille ou non. Mais je suis particulièrement méfiant...

... de celles et ceux qui placent la violence AU CENTRE de leurs pratiques et de leurs discours.

En tant qu'anarchiste, je considère que les fins et les moyens sont fondamentalement indissociables, et que les outils ne sont jamais neutres dans les effets qu'ils produisent.

La violence étant omniprésente en politique, il serait naïf de la rejeter en bloc, mais il faut lui donner un cadre précis et contrôlé pour éviter de la glorifier pour elle-même.

Dans le cas plus précis des influenceurs, envoyer sa communauté à l'affrontement peut être...

... un moyen de renforcer l'esprit de corps, de générer de l'engagement et de se légitimer en tant que défenseur d'un Grand Combat™.

On fait usage de son pouvoir pour mobiliser son audience et on détourne ses aspirations pour défendre une certaine image de marque.

J'y vois de nombreuses conséquences négatives : centralité de l'affrontement, refus de la compréhension et du dialogue, glorification des individus, dépenses inutiles d'énergie, réduction du collectif à une somme d'individus...

Bref, ce thread est un peu en vrac, et je n'apporte sans doute pas grand chose d'original, mais j'avais besoin de mettre ça à l'écrit. Si ça vous inspire d'autres réflexions, n'hésitez pas.