Quand Viktor conduit sa voiture, on dirait qu’il pilote une auto-tamponneuse. Il a les genoux au niveau du volant. Il mesure 1m97. Il a 30 ans. Un visage encore juvénile. Il parle l’anglais avec un accent américain. Il n’a jamais foutu les pieds aux USA. Il est russe.
Il nous conduit vers des fumées noires. Une nouvelle raffinerie a été bombardée la nuit dernière. « C’est du diesel pour les camions, pas du gasoil pour le chauffage, relax, on ne va pas encore se geler les couilles ». Tant mieux, il va faire -10 cette nuit.
Viktor est né à Jytomyr, mais toute la famille est russe et vient de Vladivostok. Son père était pilote de bombardier à l’époque de l’Union soviétique. Il est mort. Cela lui fait bizarre à Viktor d’entendre passer à basse altitude ces jets qu’aurait pu piloter son père.
Je vais lui laisser la parole, ce n’est pas tous les jours qu’un Russe né en Ukraine a voix au chapitre. Ce que dit Viktor est violent. Il parsème ses phrases de « fuck », de « shit », de « bunch of mother fuckers ». Des virgules qui rythment son amertume, sa rage, sa lassitude.
Dans la voiture vers les fumées noires, il parle d’un ton monocorde, sans émotion, désenchanté ; on dirait l’une de ces voix off des films américains indépendants qui vous explosent le cœur sur fond d’images de fin du monde. Mais ce n'est pas du cinéma. C’est la guerre.
Viktor : « Avant 2014, avant la Révolution de Maïdan, ma mère et ma grand-mère pensaient que la Russie était excusable, qu’elle vivait des temps difficiles, qu’il fallait comprendre. Après 2015, ça a changé.»
« Même ma grand-mère qui est restée russe jusqu’à son dernier souffle, a dit : « Bordel, ils sont nuls, méchants, qu’ils aillent se faire enculer ». »
« Je me sens Ukrainien depuis que j’ai 13 ans. J’étais en 4e, on apprenait l’histoire de l’Ukraine à l’école, et on voyait comment l’État russe était un putain d’Etat terroriste, comment il s’était comporté comme un enfoiré avec l’Ukraine, depuis la révolution de 1917 en fait. »
« Avant ça, j’étais un Russe parce que toute ma famille était russe. Pendant mon enfance, ma famille m’a répété que j’étais russe, que je n’étais pas ukrainien. »
« Après 2014, j’ai dit à ma mère : « Maman, je ne suis pas russe, je suis né ici ! Mes ancêtres ont beau être russes, il n’y a plus rien qui me lie à la Russie aujourd’hui. Leur président n’est pas mon président. Leur terre n’est plus ma terre. »
« J’ai encore de la famille à Vladivostok. On s’envoie des messages à Noël ou pour la nouvelle année. Depuis le début de la guerre, je les ai envoyés chier. Ils nous ont appelés six jours après l’entrée des forces en Ukraine. Une seule putain de fois. »
« Une cousine de ma mère a dit : « C’est terrible, on ne sait pas ce qu’il se passe exactement. Mais ne vous inquiétez pas, Poutine va venir vous sauver, vous devez tenir ! »
« Et là, j’ai failli péter les plombs, j’ai répondu en hurlant : « QUOI ? Personne ne sauve personne ici ! Ils sont juste venus pour tuer des gens ! »
« La première question qu’elle a posée après ma réponse, c’est : « Est-ce que tu vas t’engager dans l’armée ? Tu vas tuer des Russes ? Ce n’est pas possible ! »
« Je lui ai répondu que c’était plus que possible, que c’était même nécessaire. La plupart de mes amis sont déjà engagés. Qu’est-ce qu’on est censés faire d’autre ? Il y a un putain d’ennemi dans notre pays ! »
« Et même quand on leur dit que Poutine est dangereux, qu’il faut qu’ils fassent quelque-chose… Putain… J’ai appelé mon frère qui vit là-bas. On a parlé 5 minutes. Je lui ai dit, « Frangin, tu dois aller protester, faire quelque-chose, au moins être actif sur les réseaux ! » »
« Moi j’essaie de collecter du fric pour trouver des casques pour la défense territoriale, je poste quelque chose sur les réseaux chacune de ces putain de journées. »
« Et lui, il n’a rien fait, il n’a partagé aucune de mes publications, il ne m’a même pas un putain de mot de soutien, n’importe quelle merde pour me faire sentir qu’il était là, non, rien. »
« Il m’a dit juste : « Frangin, je ne peux rien faire ici, ils emprisonnent les gens qui manifestent. » Je comprends qu’ils aient peur, mais quand les Ukrainiens avaient peur, ils ont mis ce connard de Ianoukovitch hors de ce pays qui a commencé alors à changer. »
« Mais les Russes sont des esclaves apeurés. C’est ce qu’ils sont. Toutes les vidéos que j’ai vues des manifestations à Moscou, c’est un flic devant des centaines de personnes qui s’enfuient. Des centaines pour un seul flic ? Les Ukrainiens arrêtent les chars les mains nues. »
« Je connais l’Europe, j’ai voyagé, je vois les Européens qui flippent pour leur petit confort, leur petite baguette, leur petit café. J’espère qu’ils vont se réveiller vraiment même s’ils ont la trouille de la Russie. Qu'ils vont cesser d'avoir peur de tout.»
« Je pense que Poutine est vieux, qu’il a sûrement un genre de maladie incurable, qu’il s’est dit, tiens, okay, j’ai plein d’armes, j’ai plein de gens, je vais faire de la merde avant de mourir. »
« J’espère qu’il va mourir vite, mais qu’il souffrira beaucoup. Il est dans son bunker. Tous les gens qui l’entourent sont des marionnettes qu’il a créées. Ils ne feront rien. Pour eux, c’est comme attaquer le père.»
« Pas un d’entre eux n’a assez de pouvoir et de couilles pour s’en débarrasser. J’espère que l’économie russe va s’effondrer. »
« Si j’ai de la pitié pour les soldats russes ? Pas vraiment. Je veux juste leur sang. Plus rien ne me connecte à ces gens. J’ai vu une vidéo qui montre qu’ils ont encore buté des civils hier. Ces mecs commettent des crimes de masse, ils viennent, tirent sur des civils. »
« Et même si on leur donne un ordre, ils ont leur propre cerveau mais refusent de s’en servir. « Oh nous demande de tuer ? Okay on va tuer », et ils ne regardent même pas qui ils tuent. Ils n’ont aucun remords pour nous. Je n’en ai aucun pour eux. » #Fin

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Mar 9
A l’instant où j’écris ces lignes, on entend les avions survoler Jytomyr, les détonations plus ou moins proches des bombardements. La ville n’est pas matraquée par les bombes. Elle est frappée au compte-goutte, trois, quatre, cinq fois par jour, et le compte-goutte grossit.
Des chapelets de gouttes de 500 kilos d’explosif. Je ne suis pas un stratège, mais depuis notre arrivée, les bombardements montent en puissance, ces bombes préparent quelque-chose. Jytomyr est entre Lviv et Kiev. Un point où poser sa hache pour couper le pays en deux
Chaque fois qu’une sirène hurle, que les cloches carillonnent, que les avions vrombissent, on sait que quelque-part dans la ville, dans quelques secondes, trois ou quatre personnes vont mourir, broyées sous les décombres, vaporisées par le souffle, éventrées par les éclats.
Read 29 tweets
Mar 6
« Bateau russe, allez-vous faire f… ! » La réplique des 13 soldats de l’île des Serpents aux semonces de la marine de Poutine est devenue un meme dans la vie réelle. On le trouve affiché aux arrêts de bus à Jytomyr. Image
Malgré les frappes quotidiennes sur les cibles militaires, les hurlements des sirènes et le bruit des avions menaçants, la ville est loin d’être à l’arrêt. Pendant la journée, les gens circulent, font leurs courses, s’arrêtent au feu rouge et le tram fonctionne.
La ville est en équilibre sur un fil, les Russes sont à 100 km au nord, derrière la frontière biélorusse, 50 km à l’est vers Kiev, et l’aéroport de Vinnitsa au sud a été détruit aujourd’hui. Ce n’est pas l’enfer de Kharkiv ou de Marioupole, ça pourrait le devenir.
Read 8 tweets
Mar 4
Vladimir Poutine a donc qualifié aujourd’hui de « grossière manipulation » les accusations de bombardements urbains russes.
Depuis minuit la nuit dernière, 24 alertes anti-aériennes ont retenti à Jytomyr (ou Zhytomyr), ville de 260 000 habitants à 150 kilomètres à l’ouest de Kiev, le long de la frontière biélorusse. Grossière manipulation.
Ce grossier matin, alors que je fumais une grossière cigarette devant mon grossier hôtel, j’ai entendu et vu filer à basse altitude, la grossière silhouette d’un grossier missile qui a grossièrement frappé un lycée situé tout près de moi. Ma réaction a été grossière.
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Mar 3
Nous avons rencontré des soldats russes dans un hôpital militaire aujourd’hui. Ils sont blessés et prisonniers. Ils sont tous les trois soldats professionnels. Tous disent ne pas avoir su qu’ils devaient envahir l’Ukraine. J’ai hésité avant de publié ce témoignage.
Ces hommes ne sont pas libres. Leur parole non plus, par définition. Mais j’ai jugé que le témoignage d’Arcadi, 21 ans, blessé aux jambes, méritait d’être lu et aidait à comprendre ce que nous vivons tous.
« Je m’appelle Arcadi. J’ai 21 ans . Je suis du corps Olanda 38846. Je suis chauffeur. On est arrivés en Biélorussie à Rechnitsa. Le 23 au soir, on nous a dit de suivre les colonnes sans nous dire qu’on allait en Ukraine. »
Read 7 tweets
Mar 3
Scène étrange aujourd’hui digne de Dostoiesky. Un type s’approche de moi. Il a une tête bizarre, des yeux bleus très clairs, une veste matelassée : « J’ai du Bluetooth dans mon corps, c’est chimique, je me connecte avec vous, vous avez une bonne énergie, j’en ai besoin. »
Pour bien saisir la scène, il faut imaginer tout autour de nous des types nerveux armés de kalach, un Hôtel de Ville transformé en Fort Alamo, des murs de sacs de sable partout, des sirènes qui hurlent régulièrement.
Et donc le mec, sans âge et qui s’appelle Viktor, me scanne, approche ses mains de moi et se fait une petite recharge tranquillement. Je me marre. Chauvel me dit : « Rigole pas si ça se trouve il va te tuer »
Read 4 tweets
Mar 2
Les sirènes hurlent à Jydomyr. Dans notre quartier, les cloches de l’église sonnent aussi pour annoncer des attaques.
Hier à la même heure, Oleh Rybak, ingénieur, passait sa soirée avec sa fille Liza, un an, et sa femme, dans sa maison du quartier pavillonnaire de Saburova. Vers 23 heures, l’une des trois bombes lâchées par un avion dans la zone a rasé son pâté de maisons.
Ce matin, on a découvert sous la neige, en lieu et place de 12 maisons, un enchevêtrement de pierres brisées, de métal tordu, de voitures défoncées, de bois brûlés.
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