A l’instant où j’écris ces lignes, on entend les avions survoler Jytomyr, les détonations plus ou moins proches des bombardements. La ville n’est pas matraquée par les bombes. Elle est frappée au compte-goutte, trois, quatre, cinq fois par jour, et le compte-goutte grossit.
Des chapelets de gouttes de 500 kilos d’explosif. Je ne suis pas un stratège, mais depuis notre arrivée, les bombardements montent en puissance, ces bombes préparent quelque-chose. Jytomyr est entre Lviv et Kiev. Un point où poser sa hache pour couper le pays en deux
Chaque fois qu’une sirène hurle, que les cloches carillonnent, que les avions vrombissent, on sait que quelque-part dans la ville, dans quelques secondes, trois ou quatre personnes vont mourir, broyées sous les décombres, vaporisées par le souffle, éventrées par les éclats.
Bombe après bombe, Jytomyr s’étiole, s’éteint, les barrages se dressent, les armes se hérissent, les visages se ferment, tous les magasins sont fermés, les sirènes hurlent et les habitants encaissent, colmatent, réparent, déblaient, soignent.
« C’est une histoire très longue. Elle dure une seconde. » En 2014, j’ai commencé à raconter la bataille de Kobané de cette manière, en 153 tweets, dont il reste ce papier publié par Télérama pour qui je travaillais à l’époque. telerama.fr/medias/il-est-…
Je ne vais pas raconter une histoire aussi longue. Mais je vais de nouveau essayer de saisir une seconde ici et tenter de la cristalliser en tweets.
Il est donc 16h17 ce 9 mars 2022 en Ukraine. A Jytomyr, Sergueï, pompier, balance à la main des briques brûlantes au bas d’un pan d’immeuble effondré. Avec ses hommes, il essaie de retrouver un corps sous ce magma de béton.
Il a les yeux bleus, les traits tirés, il dit qu’il faudra une semaine pour trouver le corps, faute de machine. Le bâtiment a été pulvérisé la veille, trois corps ont déjà été sortis. Des civils. Pendant la nuit, les pompiers n’ont pas pu venir. Ils étaient mobilisés ailleurs.
L’entreprise de distribution d’eau de la ville a été frappée dans le même raid.
L’état-major russe a frappé un bâtiment qui abritait une garnison à l’époque de l’URSS, mais n’est manifestement pas au courant que depuis 1990, une grande partie des appartements ont été privatisés et sont habités par des civils. Lilia vivait ici avec ses deux enfants.
Elle ressemble à une petite branche sèche, elle n’a pas dormi, elle porte un bonnet blanc avec une minuscule broche Coco Chanel épinglée dessus. Elle a sauvé ses deux enfants. Elle essaie de récupérer des affaires qui n’ont pas été souillées par l’explosion.
« C’est un cauchemar », dit-elle ; c’est le même mot en Français, en Russe et en Ukrainien : кошмар.
Au pied des pompiers, au milieu des gravats, gisent des photos de vacances, des photos de famille, des petits portraits argentiques de ces vies fracassées. Viktor, le Russe ukrainien dont je vous ai parlé hier, déplace des briques d’un point à un autre pour faire quelque chose.
A 16h17, au même moment, 70 km plus au nord, à Malyn, encore frappée dans la nuit, une famille enterre un homme, un corps gît encore devant une maison aplatie, des morceaux humains jonchent les ruines et une femme implore le monde en répétant la même phrase : « Fermez le ciel ! »
Au même moment, les États-Unis viennent de rejeter la proposition de la Pologne de livrer ses MIG-29 sur une base de l’OTAN en Allemagne pour les convoyer ensuite en Ukraine afin de ne pas être considérés par Moscou comme « cobelligérants ».
A la même seconde, quelque-part dans une base russe en Biélorussie, un pilote de bombardier prépare son plan de vol pour la prochaine attaque. Je ne peux pas imaginer ce qu’il ressent, ce qu’il a dans la tête. Probablement croit-il dénazifier l'Ukraine.
A 16h17, sur tous les fronts, des jeunes hommes meurent. Plus de cent par jour côté russe, selon la CIA, à peu près autant côté ukrainien. Ce soir, deux cents mères russes et ukrainiennes s’endormiront sans nouvelle. Elles ne sauront pas avant longtemps que leur fils est mort.
A 16h17, partout en Ukraine, des centaines d’automobilistes font des heures de queue pour le dernier plein avant l’assèchement des dernières stations-services tandis qu'en France, d'autres automobilistes se demandent comment ils vont finir le mois.
A la frontière avec la Pologne et la Slovaquie, des milliers d’Ukrainiens font aussi la queue pour quitter le pays. Deux millions d’entre eux se sont déjà exilés. Selon les Nations Unis, bientôt 4 millions de personnes auront quitté le pays. Du jamais vu en Europe depuis 39-45.
A Moscou, à 16h17, des centaines de personnes font aussi la queue pour acheter leur dernier Big Mac avant longtemps. Mac Donald va fermer ses 850 enseignes dans le pays jusqu’à plus amples informés. Coca-Cola aussi.
A Kiev, un copain photographe a dû mal à digérer la photo qu’il a prise cette semaine. Il ne sait pas s’il va réussir à oublier ces enfants morts. Depuis le 24 février, des milliers de personnes ont vu des horreurs qu'ils n'auraient pas du voir.
A l’est de Jytomyr, au dernier check-point de la route E40, à 16h17, des hommes de la défense territoriale se réchauffent autour d’un feu. Les températures sont négatives. Ils sont armés jusqu’aux dents. Les routes sont désertes. Un air de The Walking dead.
De rares voitures venant de la ligne de front à Makariv, à l'ouest, font une pause devant le check-point. Les visages sont blêmes. Sur toute la hauteur des vitre-arrières, les adultes ont écrit en immense au ruban adhésif blanc le mot : « дети » ; « « ENFANTS. »
Plus haut, dans un poste militaire, des soldats nous braquent, ils ont l’œil affolé, ils ont peur des espions, des saboteurs, des infiltrés. Il faut montrer patte blanche. Avoir l’air détendus. Ils vont encore une fois refuser de nous laisser monter en ligne avec eux.
A la même heure, sur Twitter, des comptes de Français ayant accès à pluralité de l’informations contrairement aux Russes, ont choisi, en connaissance de cause, de soutenir celui qui a donné l’ordre d’envahir l’Ukraine et de bombarder des civils.
A la même heure, d’autres enfants, d’autres adultes meurent à Kharkiv, Kiev ou Marioupol. Il y a des photos sans une trace de sang qui sont insoutenables. Je ne les posterai pas.
Au même moment, à Paris, les élèves sortent de classe et les parents s’inquiètent d’une remontée de l’épidémie de Covid, d’une guerre mondiale et se demandent comment les protéger de tout ça.
A 16h17, après être passé dix fois devant lui, j’ai enfin vu cet arbre majestueux qui a résisté au souffle de l’explosion, je ne sais par quel miracle. Il a dû plier sans rompre. #Fin

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Mar 8
Quand Viktor conduit sa voiture, on dirait qu’il pilote une auto-tamponneuse. Il a les genoux au niveau du volant. Il mesure 1m97. Il a 30 ans. Un visage encore juvénile. Il parle l’anglais avec un accent américain. Il n’a jamais foutu les pieds aux USA. Il est russe.
Il nous conduit vers des fumées noires. Une nouvelle raffinerie a été bombardée la nuit dernière. « C’est du diesel pour les camions, pas du gasoil pour le chauffage, relax, on ne va pas encore se geler les couilles ». Tant mieux, il va faire -10 cette nuit.
Viktor est né à Jytomyr, mais toute la famille est russe et vient de Vladivostok. Son père était pilote de bombardier à l’époque de l’Union soviétique. Il est mort. Cela lui fait bizarre à Viktor d’entendre passer à basse altitude ces jets qu’aurait pu piloter son père.
Read 27 tweets
Mar 6
« Bateau russe, allez-vous faire f… ! » La réplique des 13 soldats de l’île des Serpents aux semonces de la marine de Poutine est devenue un meme dans la vie réelle. On le trouve affiché aux arrêts de bus à Jytomyr. Image
Malgré les frappes quotidiennes sur les cibles militaires, les hurlements des sirènes et le bruit des avions menaçants, la ville est loin d’être à l’arrêt. Pendant la journée, les gens circulent, font leurs courses, s’arrêtent au feu rouge et le tram fonctionne.
La ville est en équilibre sur un fil, les Russes sont à 100 km au nord, derrière la frontière biélorusse, 50 km à l’est vers Kiev, et l’aéroport de Vinnitsa au sud a été détruit aujourd’hui. Ce n’est pas l’enfer de Kharkiv ou de Marioupole, ça pourrait le devenir.
Read 8 tweets
Mar 4
Vladimir Poutine a donc qualifié aujourd’hui de « grossière manipulation » les accusations de bombardements urbains russes.
Depuis minuit la nuit dernière, 24 alertes anti-aériennes ont retenti à Jytomyr (ou Zhytomyr), ville de 260 000 habitants à 150 kilomètres à l’ouest de Kiev, le long de la frontière biélorusse. Grossière manipulation.
Ce grossier matin, alors que je fumais une grossière cigarette devant mon grossier hôtel, j’ai entendu et vu filer à basse altitude, la grossière silhouette d’un grossier missile qui a grossièrement frappé un lycée situé tout près de moi. Ma réaction a été grossière.
Read 32 tweets
Mar 3
Nous avons rencontré des soldats russes dans un hôpital militaire aujourd’hui. Ils sont blessés et prisonniers. Ils sont tous les trois soldats professionnels. Tous disent ne pas avoir su qu’ils devaient envahir l’Ukraine. J’ai hésité avant de publié ce témoignage.
Ces hommes ne sont pas libres. Leur parole non plus, par définition. Mais j’ai jugé que le témoignage d’Arcadi, 21 ans, blessé aux jambes, méritait d’être lu et aidait à comprendre ce que nous vivons tous.
« Je m’appelle Arcadi. J’ai 21 ans . Je suis du corps Olanda 38846. Je suis chauffeur. On est arrivés en Biélorussie à Rechnitsa. Le 23 au soir, on nous a dit de suivre les colonnes sans nous dire qu’on allait en Ukraine. »
Read 7 tweets
Mar 3
Scène étrange aujourd’hui digne de Dostoiesky. Un type s’approche de moi. Il a une tête bizarre, des yeux bleus très clairs, une veste matelassée : « J’ai du Bluetooth dans mon corps, c’est chimique, je me connecte avec vous, vous avez une bonne énergie, j’en ai besoin. »
Pour bien saisir la scène, il faut imaginer tout autour de nous des types nerveux armés de kalach, un Hôtel de Ville transformé en Fort Alamo, des murs de sacs de sable partout, des sirènes qui hurlent régulièrement.
Et donc le mec, sans âge et qui s’appelle Viktor, me scanne, approche ses mains de moi et se fait une petite recharge tranquillement. Je me marre. Chauvel me dit : « Rigole pas si ça se trouve il va te tuer »
Read 4 tweets
Mar 2
Les sirènes hurlent à Jydomyr. Dans notre quartier, les cloches de l’église sonnent aussi pour annoncer des attaques.
Hier à la même heure, Oleh Rybak, ingénieur, passait sa soirée avec sa fille Liza, un an, et sa femme, dans sa maison du quartier pavillonnaire de Saburova. Vers 23 heures, l’une des trois bombes lâchées par un avion dans la zone a rasé son pâté de maisons.
Ce matin, on a découvert sous la neige, en lieu et place de 12 maisons, un enchevêtrement de pierres brisées, de métal tordu, de voitures défoncées, de bois brûlés.
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