La goutte de poison. J’avoue être épuisée de devoir encore et encore, pour la millième fois depuis 2014, faire le point sur l'extrême-droite et les "néonazis" en Ukraine. Des dizaines d’articles et d’interventions de multiples chercheurs. Et il faut recommencer. Long 🧶 1/30
Le régime russe excelle dans la tâche de susciter notre indignation et notre doute. Son arme la plus puissante est de nous emmener sur son terrain, de nous imposer son agenda et ses grilles de lecture. La récente affaire « BHL à Mariupol » a ravivé la flamme. 2/30
Back to basics. Le discours russe sur les « néonazis ukrainiens » se développe à partir de 2014. Il tombe sur le terreau fertile de nos stéréotypes sur les Ukrainiens qui seraient intrinséquement antisémites, qui auraient collaboré avec les nazis. 3/30
Même Boris Cyrulnik s’y colle hier sur France Inter, en parlant des Ukrainiens: « Pourtant, pendant la guerre, ils n’étaient pas très bien engagés, mais leurs enfants ne sont pas responsables des crimes de leurs parents». Entendre ça est désespérant. 4/30
franceinter.fr/emissions/l-in…
Rappelons les faits. La très grande majorité des soldats ukrainiens ont combattu les nazis au sein de l’Armée rouge (plus de 4 millions) . Environ 200 000 ont combattu aux côtés de l’Allemagne nazie. Ça fait maximum 5% de pro-nazis parmi les combattants. 5/30
La collaboration arrive dans le contexte particulier des politiques répressives de Moscou sur les territoires ukrainiens. Il s’agit pour bcp d'Ukrainiens de choisir le moins pire des deux maux: l’URSS et l’Allemagne. Leurs motivations sont diverses. 6/30
jstor.org/stable/26624533
Je ne cherche pas à justifier. Je constate simplement que notre raisonnement suit la logique de la goutte de poison qui contamine tout le liquide où elle est versée. 5% des hommes en armes ukrainiens ont combattu aux côtés des nazis -> l’Ukraine était toute entière collabo. 7/30
Oui, lorsque l’Ukraine indépendante se constitue, il y a parmi ses symboles les personnages ambigus que sont les nationalistes du milieu du XXe. Côté pile, ils luttaient pour l’indépendance de l’Ukraine. Côté face, beaucoup ont collaboré. 8/30
Le récit historique est porteur de cette mémoire complexe. On commémore à la fois la participation des Ukrainiens à la lutte contre le nazisme et le combat nationaliste contre l’URSS. Mais le débat intellectuel est ouvert en Ukraine, la société travaille sur son passé. 9/30
A l’inverse, en Ru, la question de la collaboration avec les nazis est un sujet tabou. On réduit la collaboration à quelques personnages diabolisés (Vlasov), mais sans quantifier et surtout sans s’interroger sur les motivations et le lien avec les répressions staliniennes. 10/30
La logique de la goutte de poison revient dans le récit russe, puis dans le nôtre, dès 2014. Les médias russes poussent l’idée que la révolution du Maïdan est ultra-nationaliste, en donnant pour preuve des portraits du nationaliste Stepan Bandera présents sur la place. 11/30
Or, le Maïdan est une mobilisation inclusive, autour d’un objectif commun: le départ du président en place et le rejet du projet de société qu’il incarne. Des citoyens idéologiquement très divers se retrouvent dans ce mot d’ordre. Oui, les nationalistes sont aussi là. 12/30
La logique de la goutte de poison fait que puisqu’on a repéré l’extrême droite dans la foule, la manifestation entière est contaminée. Comme si l’on disait: puisque Marine Le Pen était dans les manifestations « Je suis Charlie », ces manifestations sont d’extrême droite. 13/30
Or, le Maïdan est divers, multilingue (et plutôt russophone d’ailleurs), valorisant cette pluralité. Les portraits de Bandera ne plaisent pas à tout le monde, mais on laisse faire, au nom de l’inclusion de tous et de la lutte commune. 14/30
La logique de la goutte de poison atteint son paroxysme lorsqu’on parle des bataillons qui se sont formés à partir de 2014. 2 sont sur toutes les lèvres: Azov et Pravy Sektor. « Bataillon ultranationaliste », ça fait frémir. Le pouvoir russe utilise notre frémissement. 15/30
Oui, le bataillon Azov et le bataillon Pravy Sektor (2 sur une trentaine) ont été formés par des groupes politiquement ultranationalistes. Mais même dans ceux-là, de nombreux combattants ne partageaient pas l’ancrage politique du bataillon. 16/30
J’ai fait des entretiens en 2016-2017 avec plusieurs combattants de Pravy Sektor. Un bataillon très décentralisé, où chaque groupe vit un peu sa vie. Je n’ai pas détecté d’idéologie particulière; les gens s’y engagent parce que ce bataillon est non affilié à l’Etat. 17/30
Azov est plus idéologisé et porteur d’idées ultranationalistes, mais en 2014-2015, beaucoup de combattants se retrouvent dans Azov sans motivation idéologique. Chacun de ces bataillons compte quelques centaines de personnes. Voir mon rapport. 18/30
irsem.fr/data/files/irs…
Aidar (récemment revenu dans nos radars grâce à BHL) est un bataillon sans idéologie autre que l’engagement patriotique. Un bataillon ouvert qui a accueilli des combattants sans faire trop de tri. 19/30
liberation.fr/checknews/bern…
Oui, Aidar a pu compter des membres porteurs d’idées nationalistes, conséquence logique d’un recrutement ouvert. Mais aucune idée extrémiste n’y était officiellement promue. Plusieurs Aidar ont été auteurs de crimes, mais pas de crimes motivés par la langue ou l’ethnie. 20/30
Il est logique qu’un conflit armé attire entre autres des personnes idéologiquement radicales. Ce qu’il faut regarder, c’est le bilan. Amnesty, l’OSCE, l’OFPRA ont relevé (des deux côtés) des crimes de guerre. Mais pas d’exactions de masse ou de nettoyages ethniques. 21/30
La logique de la goutte de poison nous fait dire que l’armée ukrainienne entière aurait été contaminée par le néo-nazisme promu par quelques membres. Que doit-on dire alors de nos propres forces de l’ordre qui votent volontiers pour l’extrême droite? 22/30 ouest-france.fr/politique/mari…
Il n’est pas impossible d’ailleurs que je sois en train de donner une idée au Kremlin. Dans un prochain discours, Poutine pourra dire, chiffres à l’appui, que l’armée française est néo-nazie. Et par extension, que le pouvoir français est néo-nazi. Une seule goutte suffit. 23/30
Lorsque l’Etat a intégré les bataillons volontaires (sauf Pravy Sektor, marginalisé), cela a été fait dans une logique de reprise de contrôle. Plus facile de gérer les trublions dedans que dehors. Ça n’a pas très bien marché pour Azov qui a continué à se développer. 24/30
Mais les forces politiques ultra-nationalistes sont en constante diminution en Ukraine depuis 2014. Il n’y a pas de parlementaires d’extrême droite dans le parlement ukrainien. C’est aussi parce que le nationalisme soft, nourri par l’agression russe, est devenu mainstream. 25/30
Ce nationalisme civique contient un fort attachement à une identité ukrainienne, plutôt européenne, et l’idée que cette identité est en permanence menacée un ennemi extérieur, l’Etat russe. Je ne vois pas comment cette vision pourrait faiblir dans un proche avenir. 26/30
Il y a une chose qu’on ne trouve pas dans le nationalisme soft ukrainien: c’est l’antisémitisme. Ni dans la population en général, ni dans le pouvoir, ni même dans les groupes d’extrême droite. L’ennemi, c’est aujourd’hui l’envahisseur russe. 27/30
jpost.com/diaspora/artic…
L’Ukraine qui a longtemps négligé l’histoire de l’Holocauste sur son territoire, a changé depuis 10-15 ans. Baby Yar, site de la Shoah par balles, est visité annuellement par chaque président ukrainien. L’Holocauste est enseignée. Les ? douloureuses sont posées. 28/30
La Russie a bien plus de chemin à faire dans ce domaine (j’en parlais dans un billet de blog en 2012) , même si je pense que la population russe n’est pas aujourd’hui particulièrement antisémite. 29/30
blogs.mediapart.fr/anna-colin-leb…
Mais une seule goutte de poison nous a suffi pour que le soupçon pèse sur l’Ukr. Je ne le répéterai jamais assez: les blindés russes s’embourbent sur le terrain, mais le pouvoir russe sait très bien venir nous chercher, appuyer et désinformé là où ça nous fait mal. 30/30, end 🧶
@threadreaderapp , unroll plz

• • •

Missing some Tweet in this thread? You can try to force a refresh
 

Keep Current with Anna Colin Lebedev

Anna Colin Lebedev Profile picture

Stay in touch and get notified when new unrolls are available from this author!

Read all threads

This Thread may be Removed Anytime!

PDF

Twitter may remove this content at anytime! Save it as PDF for later use!

Try unrolling a thread yourself!

how to unroll video
  1. Follow @ThreadReaderApp to mention us!

  2. From a Twitter thread mention us with a keyword "unroll"
@threadreaderapp unroll

Practice here first or read more on our help page!

More from @colinlebedev

Mar 14
En 2021 - un autre siècle, vu d'aujourd'hui - ma collègue Marlène Laruelle a publié un livre intitulé "La Russie est-elle fasciste?" (Is Russia Fascist? Unraveling Propaganda East and West). Que ceux qui y cherchent un pamphlet passent leur chemin. 🧶1/16
ieres.elliott.gwu.edu/project/is-rus…
Le livre est une analyse académique rigoureuse de deux aspects: 1) Le discours sur le fascisme/nazisme comme outil politique à la fois du régime russe et de ses opposants. Qualifier la Russie de fasciste est pour l'Occident une manière de l’exclure de la normalité politique. 2/16
En même temps, la Russie se déclare, bien avant 2022, une puissance antifasciste. Antifasciste dans son passé (WWII) comme dans son présent, l’un nourrissant et légitimant l’autre. Le discours de dé-nazification de l’Ukraine s’inscrit dans ce récit. 3/16
Read 16 tweets
Mar 12
Mon impression du moment est que le pouvoir russe est en train d'accumuler des décisions qui lui font perdre contact avec la population et peuvent miner la loyauté des citoyens consentants ou indifférents. 🧶 1/15
Cette tendance ne date pas de 2022. Le contrôle sur les enquêtes d'opinion et les mesures de l'humeur de la population n'est pas nouveau. Les attaques puis les fermetures des médias libres ont pris un tour d'accélération ces derniers mois. 2/15
Puisque les médias ne peuvent publier que ce qui émane du pouvoir, ils cessent d'être les miroirs de la société pour devenir un miroir du pouvoir. Le pouvoir n'a désormais aucun canal qui lui renvoie un feedback. La société qu'il gouverne est une société imaginaire. 3/15
Read 15 tweets
Mar 10
Le centre Levada (seul grand institut de sondages fiable en Russie) met en ligne aujourd’hui cette enquête conduite entre le 17 et le 21 février 2022, juste avant l’attaque sur l’Ukraine levada.ru/2022/03/10/str… 1/4
« De quoi avez-vous peur? »
1. De voir des proches ou des enfants tomber malades - 56%
2. De la guerre - 53%
3. D’être malade soi-même et ne pas pouvoir travailler - 41%
4. De tomber dans la pauvreté - 36%
2/4 Image
Ce sera un excellent point de départ pour évaluer l’attitude de la population russe vis-à-vis de la guerre. Et pour observer son évolution. 3/4
Read 4 tweets
Mar 9
"C'est pareil en France". "J'ai cru que vous parliez de la France".
Ce commentaire que j'ai quasiment sur tous les posts où j'explique le fonctionnement du régime politique russe.
Un fil (un peu professoral) en guise de réponse. 1/19 🧶
Tout d'abord, délimitons ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas.
"Liberté d'expression bridée en Russie" / "La Russie est une dictature" ▶️ "C'est pareil en France". Ce type de parallèle est indécent. C'est de l'ignorance convertie en faute morale. 2/19
Mis à part ces parallèles inacceptables, je comprends pourquoi certains de mes commentaires sur l'autoritarisme russe soulèvent des envie de comparaison. Nous sommes critiques des possibles dérives de nos régimes politiques, et c'est sain. Cependant: 3/19
Read 19 tweets
Mar 8
Il y a une chose dont on ne se rappelle plus: dans les années 2010, avant la révolution du Maïdan de 2014, on décrivait la société ukrainienne comme apathique et démobilisée. Pourquoi est-ce important de s'en rappeler? 🧶 1/11
Alors qu'en 2004, la société ukrainienne avait opéré un renversement du pouvoir politique via une action collective dans la rue (la révolution orange), on avait l'impression que l'activisme s'était dégonflé. Voir par exemple ce livre collectif. 2/11
wilsoncenter.org/book/orange-re…
De manière générale, on observait que le milieu ONG se bureaucratisait et s'enkylosait, et qu'un pourcentage écrasant de citoyens refusaient de prendre une part active à la vie politique ou associative, et se repliaient dans le privé. 3/11 proquest.com/docview/103845…
Read 11 tweets
Mar 5
Jeune recherche sur l'Ukraine

Les jeunes chercheurs francophones travaillant sur l'Ukraine sont aujourd'hui nombreux dans toutes les disciplines. Petit fil non exhaustif. 1/?
Coline Maestracci est doctorante à l'Université libre de Bruxelles. Sa thèse porte sur les combattants et anciens combattants ukrainiens de la guerre dans le Donbass, mais elle travaille aussi sur les populations civiles dans la guerre. 2/? theconversation.com/dans-lest-de-l…
Thomas da Silva, doctorant chez nous à l'U Paris Nanterre, travaille sur les combattants de l'autre côté du front, pro-russes et russes. Vous pouvez par exemple le lire ici. 3/? courrierdeuropecentrale.fr/beaucoup-de-vo…
Read 14 tweets

Did Thread Reader help you today?

Support us! We are indie developers!


This site is made by just two indie developers on a laptop doing marketing, support and development! Read more about the story.

Become a Premium Member ($3/month or $30/year) and get exclusive features!

Become Premium

Don't want to be a Premium member but still want to support us?

Make a small donation by buying us coffee ($5) or help with server cost ($10)

Donate via Paypal

Or Donate anonymously using crypto!

Ethereum

0xfe58350B80634f60Fa6Dc149a72b4DFbc17D341E copy

Bitcoin

3ATGMxNzCUFzxpMCHL5sWSt4DVtS8UqXpi copy

Thank you for your support!

Follow Us on Twitter!

:(