Aujourd’hui je vais vous parler du Culte du Cargo qui pousse des sorciers papous à invoquer des avions à réaction afin de faire pleuvoir la nourriture.
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, la Mélanésie fut un point stratégique de la guerre du Pacifique. Japonais, Européens et Américains établirent des bases militaires dans pas mal de coins, en Nouvelle-Guinée notamment, souvent en pleine jungle.
Les rapports militaires/tribaux sont plutôt pacifiques (normal c’est l’océan pacifi…), les soldats ayant tendance à filer leurs surplus aux indigènes.
Des tribus mélanésiennes qui n’avait jusque là eu pratiquement aucun contact avec la modernité virent soudain devant leurs yeux des aéroports, des Jeeps, des GI’s en mode GO GO GO et une avalanche de denrées alimentaires apportées régulièrement par les avions-cargos. 
Je vous laisse imaginer le mindfuck pour des mecs qui dans leur quotidien utilisent des sagaies et des lances, devant tout ce bordel, avec des caisses de Colts 1911 et de corned-beef qui tombent en parachute à leurs pieds. 
En quelques mois, les GI’s sont surpris: certaines tribus commencent à fabriquer avec les moyens du bord des pistes d’atterrissage, des tours de contrôle, des radios, des casques, et même des avions. 
On peut voir des Papous (à poux ou pas à poux) imiter les opérateurs radio et parler avec un air sérieux dans des micros en feuilles tressées, devant des radios en bois, casque en noix de coco vissé sur les oreilles. D’autres fabriquent des fusils en bambou,
se font des insignes militaires US en peintures sur le torse, et défilent au garde à vous sur de fausses pistes d’atterrissage. 
Les Ricains s’aperçoivent vite que c’est autre chose que du simple mimétisme: ne voyant que le bout de chaîne de toute cette production industrielle, et baignant dans la pensée magique, nous amis Papous (papas ou pas papas) ont déduit que les aéroports sont des genres de temples
et parler dans une radio un rituel pour faire pleuvoir des richesses. Ils ont donc créé une nouvelle religion et implorent les dieux d’acier volants de leur balancer des caisses de bouffe par parachute.
Le Culte du Cargo est antérieur à la WW2: au XIXème siècle, diverses administrations coloniales en Mélanésie rapporte la création de sectes messianiques mâtinées de christianisme chelou issues du choc culturel de l’irruption occidentale en ces terres reculées.
Souvent, cela prend la forme d’un prophète annonçant un Âge d’Or lorsque les fantômes à peau blanche de leurs ancêtres arriveront pour les libérer de la misère.
Où alors que la fin du monde est proche, et qu’un héros/Dieu déguisé en blanc va arriver pour réaliser le paradis sur Terre, et toutes les richesses des occidentaux iront aux Mélanésiens.
Ces cultes engendrent souvent des cercles vicieux: on prédit le paradis si la tribu brûle ses récoltes, ce qui entraîne l’intervention des colons qui envoie de la nourriture pour éviter une famine, ce qui conforte la tribu dans son délire.
Certains cultes subsistent encore aujourd’hui, notamment au Vanuatu, par exemple le très particulier culte de John Frum, inspiré par ce que disaient les GI’s pour se présenter (« I’m John From America »): un dieu à peau noir de l’île de Tanna, Karepenmun, reviendra en blanc
sous le nom de John Frum pour libérer le monde. Les cultistes collectionnent les photos de bateau (par où sont arrivé les GI’s) et leur symbole est une croix rouge insipirée des ambulances de l’US Army. 
Egalement, sa variante encore plus WTF: le culte du Prince Philippe, Duc d’Edimbourg, époux de la Reine Elizabeth II. Karepenmun à quitté Tanna, s’est déguisé en blanc comme un filou, a participé à un concours organisé par Elizabeth entre différents héros pour trouver un mari,
a battu tous ses rivaux grâce à ses pouvoirs magiques et a épousé la Reine d’Angleterre parce que YOLO. Le culte est toujours pratiqué aujourd’hui. 
Mais pourquoi je vous parle de ça au fait ? Et bien figurez-vous qu’aujourd’hui nous pratiquons tous le culte du cargo. Nous vivons dans un monde d’abondance, un monde dans lequel les chaînes de production et la technologie ont atteint un tel degré de complexité qu’aucun/
/ d’entre nous n’est capable de décrire précisément comment ces biens et ces services que nous consommons chaque jour parviennent jusque dans nos mains.
Nous vivons dans un monde où pour la 1ère fois, certaines personnes ont connu au cour de leurs vies à la fois les carrioles à chevaux et les iPad.
Jusqu’à la Révolution Industrielle, un homme vivait grosso modo la même vie de sa naissance à sa mort.Il avait le temps de s’adapter.
Maintenant, regardez votre grand-mère parler à un Google Home, lui parler comme si c’était un être vivant et sensible. Et il ne s’agit pas que des vieux.
J’ai 30 ans, je bosse dans le web, et lorsque j’ai téléchargé Snapchat, pour la première fois je n’ai pas compris instantanément le fonctionnement de l’interface ni l’intérêt de l’appli. J’étais comme un Papou. J’ai 30 ans et je suis déjà foutu.
Regardez comme les quadras sont déjà tous largués en 2018. L’accélération technologique est exponentielle, en 2028 nous serons totalement aux fraises. Nous serons des putains de Neandertaliens face aux teenagers.
Chaque année, je cours déjà pour maîtriser les 15 nouvelles applis disruptives indispensables en open-space.
La technique va plus vite que nos capacités biologiques d’adaptation. Nous nous sommes condamnés à vivre dans un chaos perpétuel, dans un sentiment d’insécurité permanent. Il est strictement impossible aujourd’hui de faire un plan de carrière sur plus de 2 ans.
Comme les Mélanésiens, nous en sommes venus à développer une forme de culte du cargo : nous sommes devenus des victimes passives d’une technologie qui nous dépasse, et cela nous a transformé en enfants chouineurs implorant de nouveaux iPhones
comme autant de talismans incompréhensibles mais puissants. Nous avons développé nos propres mythes et rituels, qui ont commencé par le fait de souffler dans les cartouches de Super Nintendo et qui culmine dans la mise en mode avion de son Samsung pour éviter les ondes wi-fi.
Face aux Dieux de la Silicon Valley, nous sommes les sauvages de Cannibal Holocaust. Nous invoquons les jets.
