On continue notre série d’articles sur la Peste. Aujourd’hui, épisode 25 : « ibn al-Khatib, la recherche médicale et la méthode scientifique ». Au Moyen Âge, le débat ne porte pas sur la #chloroquine, mais sur la nature contagieuse ou non de la Peste... Un thread ⬇️! #histoire 
La Peste touche durement le monde islamique. En terre d’Islam, la Peste est vue, comme en Occident ou à Byzance, comme une maladie envoyée directement par Dieu - mais pas comme une punition divine, plutôt comme un moyen d'obtenir le martyr, donc comme une miséricorde divine...
Dans cette optique, la maladie n’est pas contagieuse : c’est en effet Dieu qui décide qui tombera malade ou non. Cette vision s’appuie sur un hadith selon lequel le Prophète, questionné sur les maladies, aurait explicitement dit « il n’y a pas de transmission » (la adwâ).
Ce hadith est contesté par de nombreux médecins. Après la Peste de 1348, le médecin andalou Ibn al-Khatib - un fascinant polymathe, à la fois historien, médecin, vizir.. - rédige un traité synthétisant, comme il le dit lui même, « ses recherche sur cette terrible maladie »
Dans son texte, voilà ce qu’il écrit : « Comment peut-on soutenir que la contagion existe alors que la Parole révélée le nie ? Et bien, nous répondons que la contagion existe, et que c’est confirmé par l’expérience, par la recherche, par l’intuition, par l’observation »
Al-Khatib détaille : tous les médecins savent bien que ceux qui ont eu un contact avec un malade meurent très souvent, alors que ceux qui n’ont pas de contacts restent en vie...
Il donne un exemple concret : une famille de Grenade dont tous les membres meurent parce qu’un homme a rapporté une boucle d’oreille prise sur le corps d’un défunt #cetaitpasunesuperidee
Contre-exemple : les musulmans dans la prison de Séville – ville chrétienne – ont tous survécu, alors qu’autour d’eux la ville était dévastée par la maladie, et ils ont survécu parce que, étant « coupés de l’extérieur », la maladie n’a jamais pu « entrer dans la prison »
Ibn al-Khatib a bien conscience de l’audace de sa posture, qui l’amène à contredire explicitement un hadith, autrement dit à dire que le Prophète s’est trompé. Il enfonce le clou : « un hadith doit être interprété d’une façon allégorique quand l’observation prouve le contraire »
Et il insiste sur le fait qu’ici c’est particulièrement urgent, car il est « nécessaire » que l’on comprenne bien que la « théorie de la contagion est une vérité absolue ». Car « ignorer de telles choses [la contagion] induit les gens en erreur et multiplie leur sacrifice ».
Croire à la contagion, au contraire, permet de se sauver : ibn al-Khatib cite ainsi le cas d’un homme de Salé qui, « convaincu par les écrits sur la contagion », s’est enfermé chez lui avec toute sa famille pendant la durée de l’épidémie, et a ainsi sauvé tous ses proches...
Dans son traité, al-Khatib critique les théologiens et les juristes qui nient la contagion : « ce sont des hypocrites ou des ignorants ». Selon lui, ils sont responsables : « ces gens, par respect pour la littérarité du hadith, ont condamné à mort des peuples entiers ».
Trente ans plus tard, l’un de ses élèves dit dans un traité qui résume les recherches d'al-Khatib que les médecins sont des « phares illuminant ceux qui résident dans des caves sombres », ce qui est probablement une pique envers les théologiens...
On devine donc, à travers ces traités, un véritable bras-de-fer opposant à l’époque les médecins, appuyés sur leur expérience personnelle et leur méthode, et les garants de l’orthodoxie religieuse, qui refusent de renoncer à une interprétation littérale des textes sacrés.
(Bon, même si en réalité, comme toujours, c'est plus complexe et plus nuancé : al-Khatib prouve sa théorie en citant le Coran, et on trouve aussi des juristes qui tentent de concilier le hadith et les recherches médicales... Voir cet article de J. Stearns
academia.edu/274984/Contagi…)
academia.edu/274984/Contagi…)
Le texte d’al-Khatib est précieux : moins pour ses conclusions sur la Peste en elle-même (puisque la plupart du temps la peste n'est PAS contagieuse !) que par l’attitude rationaliste et empirique qu’il adopte. Avec courage, il s’oppose aux autorités religieuses du temps
Et il réaffirme que quand on parle de maladie, c’est la science médicale qui doit avoir le dernier mot. Citons-le : « la discussion de l’existence de la contagion ne relève pas des fonctions des juristes ». On peut difficilement faire plus clair : à chacun son métier !
On mesure bien, sur ce point, l'écart entre la période médiévale et la nôtre. Aujourd’hui, non seulement on sait que le coronavirus est contagieux, mais surtout les hommes politiques n'hésitent pas à aller consulter les scientifiques : E. Macron a ainsi rendu visite au dr #Raoult
Par contre, peut-être que les dizaines d’éditorialistes toujours prêts à donner leur avis sur la chloroquine devrait méditer le message final d’al-Khatib : laissons faire les scientifiques... La suite au prochain épisode !
