Bon, on va parler sociologie du journalisme, mais aussi des limites d'un article journalistique explorant un sujet plus sociologique que strictement informationnel, et de pourquoi ASI a peut-être eu raison de se pencher sur @GrablyR. Quelques extraits pour débuter.
"Je me suis retrouvé à Paris pendant 4 mois. J'en ai discuté avec Alain, qui m'a dit 'fais un stage !' Comme j’aimais bien la tech, il m'a proposé de me faire rencontrer Delphine Sabattier [alors directrice de la rédaction de 01net, ndlr] qui m'a prise en stage en juin-juillet."
"À sa sortie de l'école, Raphaël Grably est embauché par le site Melty, où il devient rédacteur en chef adjoint. Puis, fin 2015, Delphine Sabattier lui propose un CDI à 01net."
"Un an à peine après son entrée chez Altice, comme journaliste à 01net, il s'installe sur RMC pour l'émission "Votre Vie Numérique" tous les samedis matin. L'année suivante, en 2018, il est promu chef du service tech."
"Quand ça s’est su qu’il y aurait une nouvelle formule de L’Express, je suis allé voir Éric Chol [le directeur de la rédaction de L'Express, ndlr]. Je n’ai pas dit que j’avais une relation personnelle avec Alain Weill. [...] Je lui ai dit que je voulais écrire dans L’Express."
Éliminons d'emblée la question évidente abordée de front et avec une grande honnêteté journalistique par notre stagiaire @ColineDaclin : contrairement au chef, je vais laisser la question "pistonné car beau-fils" de côté.
L'intérêt de cet article, tout particulièrement par les dénégations forcenées de tous ses interlocuteurs et des commentateurs journalistes sur Twitter, réside bien dans le fait que le confrère est tout à fait compétent là où il bosse.
Oui, des pistonnés ne devraient même pas être correspondants locaux et sont chefs de service. Là, ce n'est pas le cas... et ça oblige à réfléchir de manière bien plus approfondie à la sociologie du journalisme, à sa cooptation.
Parce que, soyons honnêtes 3 secondes : quel pourcentage de la population française se voit proposer un stage dans une des plus grandes chaînes françaises ? Combien peuvent rencontrer le directeur d'une grande rédaction pour se pitcher ?
Oh, il pourrait ne pas être le beau-fils du patron et avoir eu ces opportunités (pas forcément si vite cependant), il aurait pu croiser ces responsables hiérarchiques (ou ceux de niveaux inférieurs) dans d'autres circonstances... y compris via une (chère) école de journalisme.
Bien sûr, il travaille dur, il est corporate (moi aussi), il est apprécié et compétent. Mais vous croyez qu'il est le seul ? Ou que ses origines sociales, ses relations personnelles de famille et de jeunesse n'ont pas contribué à cette ascension professionnelle ?
Pour une fois ici, je vais parler de moi. Formé en quasi-autodidacte, j'ai eu l'opportunité financière de passer un an à charbonner avec un blog local, puis un an à être correspondant local, puis 3 ans en journaliste de #PHR payé au lance-pierre.
Sans argent, jamais je n'aurais pu, c'est aussi simple que ça. Et sans l'assurance donnée par mes origines sociales, par celles de ceux qui m'ont éduqué, jamais je n'aurais eu un discours me permettant d'être embauché, promu plusieurs fois.
Sans cette certitude de pouvoir dire ce que je pensais sur Twitter sans être harcelé car femme, ou méprisé car pas assez blanc, jamais je n'aurais autant discuté ici, ce qui a eu pour conséquence directe d'être embauché à ASI (une forme de cooptation aussi).
Bien sûr que j'ai bossé, mais je suis parti avec tout un tas d'avantages tout à fait déterminants. J'en ai croisé, des gens n'ayant pas bénéficié de ces facteurs qu'il est si facile de négliger quand on les a.
Soyons clair : je n'aurais jamais proposé cet article. C'est une erreur. Parce qu'il aborde une question sociologique fascinante comme un alpiniste escaladerait l'Everest par sa face la plus dure : avec un journaliste compétent.
Il a le mérite d'exposer, notamment par les questions qu'il engendre chez nos abonnés et chez des journalistes sur Twitter, à quel point le processus de cooptation et de restriction est puissant dans les médias.
Cet article montre aussi en creux une vraie limite au journalisme quand il aborde un sujet qui ne pourrait en réalité (sauf à y consacrer des moyens massifs) être traité que par des sociologues, avec une thèse par exemple.
Comme souvent dans le journalisme, l'article aborde une question très vaste avec un cas très restreint. Ce cas n'est pas conclusif : c'est précisément l'intérêt que j'y trouve. Trop facile de voir la sociologie derrière les injustices évidentes...
Voilà, un interminable thread de plus (déso pas déso). Je précise que @GrablyR a été parfaitement honnête et transparent avec ASI (beaucoup n'auraient pas répondu). J'espère avoir fait un peu réfléchir. N'hésitez pas à venir discuter, comme d'hab' !
PS : il existe évidemment des exceptions, des gens ayant une volonté incroyable, d'une très grande intelligence, capables de réussir même en partant tout en bas de l'échelle, avec des handicaps nombreux. Mais leur réussite ne doit pas éclipser la moyenne des chances du départ...
J'ajoute le commentaire du sujet de l'article évoqué dans ce thread, parce que Twitter reste très mal fichu pour suivre correctement les conversations... ça discute sous ses tweets.
J'ajoute une autre discussion qui s'est créée ailleurs sur la cooptation dans le journalisme, et l'extrême difficulté d'entrer dans le métier quand on n'est pas aidé d'une manière ou d'une autre. Comme précédemment, ne pas zapper les embranchements...
