Thread by @EmmanuelRMartin

Si votre métier consiste à publier des recherches relues et critiquées par vos pairs de manière anonyme, il y a des chances que vous soyez + ouvert à la critique sur internet que si votre métier consiste à publier des opinions sélectionnées par vos ami.e.s. #CancelCulture (1/n)

Ainsi s'explique que les chercheur.se.s soient généralement plus enclin.e.s à une diversité de critiques émises à propos de ce qu'iels publient, y compris des formes de critiques qui seraient illégitimes dans le champ académique : railleries, ironie, memes, etc., (2/n)

émises par des gens qu'ils ne connaissent pas. Le processus même de la recherche réclame que l'on accepte (même si c'est douloureux) ce que des reviewers anonymes peuvent vouloir changer dans les textes que l'on publie. (3/n)

Bien sûr il y a des principes au nom desquels ces critiques sont recevables, ou non, dans ce processus. Ces principes ne sont pas observés sur des réseaux sociaux ou dans une conférence grand public, ou quelqu'un peut juste vous dire "c'est complètement con". (4/n)

Mais dans ce cas le 1er réflexe d'un.e chercheur.se sera de se demander si on n'a pas dit, en effet, qqch de complètement con. Réaction d'autant + probable pour une jeune chercheuse sans bcp de reconnaissance institutionnelle, et - probable dans le cas contraire. (5/n)

A l'inverse, si votre métier consiste à énoncer des opinions, publiées et mises en forme par des gens qui en font commerce, il y a des chances que vous receviez bcp + mal les critiques émises par des anonymes (surtout si elles sont énoncées dans une forme illégitime) (6/n)

Vous accorderez alors du poids aux opinions (vraies ou fausses, peu importe en définitive) des gens qui ont eux aussi du poids. Et les anonymes qui vous critiquent devraient, à vos yeux, être traités comme bien moins importants. (7/n)

De quels métiers (et quels textes) parle-t-on ici ? De tous ceux qui s'appuient sur l'autorité d'une réputation: éditorialistes, essayistes, anciens scientifiques qui signent des tribunes, professionnels de la politique, etc. Didier Raoult, BHL, Caroline Fourest, en gros. (8/n)

C'est parmi ces professionnels de la réputation et de l'opinion que vous trouverez des appels à fermer des formations universitaires, à licencier un.e professeur.e, à lutter contre "l'endoctrinement" supposé dans ce qu'ils connaissent très mal : l'école et l'université. (9/n)

Parmi les enseignant.e.s et les chercheur.se.s, en revanche, très rares sont celles et ceux qui s'inquiètent de la diffusion d'idées qu'iels ne partagent pas, dans la formation de leurs élèves, à part si ces idées sont mal fondées scientifiquement ou carrément (10/n)

mensongères ("le grand remplacement", par exemple : c'est factuellement faux, avant même que l'on puisse en discuter politiquement).
Les attaques de + en + nombreuses contre l'enseignement supérieur sont donc des réactions des professionnel.les de l'opinion, (11/n)

inquiets de voir que leur magistère s'est effondré depuis une vingtaine d'années : n'importe qui peut vérifier, critiquer, railler ce qu'iels racontent. Tant mieux. Et n'importe qui peut publier des choses bien plus intéressantes que leurs opinions. (12/n)

Quand vous entendez parler de "cancel culture", c'est de la part de professionnel.le.s de l'opinion qui pleurnichent qu'on ne leur tend plus de micro. Jamais de la part d'enseignant.e.s ou de chercheur.se.s qui voudraient effacer une idée qui leur déplaît. (13/n)

Rêvons un peu : dans quelques années, les médias d'opinion (fondés sur la publicité offerte à de pures opinions) auront définitivement périclité, et la panique morale à l'égard des masses incultes s'exprimant sur internet (13/n)

montrera ce qu'elle est : une hostilité des gens qui "faisaient l'opinion" (comme on disait en 1980) à l'égard de celles et ceux qui se passent de leurs opinions.
D'ici là, il faut continuer à se battre pour l'autonomie du champ scientifique. (14/n)

Merci à @gunthert pour son blog qui m'a beaucoup aidé à analyser tout cela, et notamment à cet article : imagesociale.fr/8251