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19 Nov, 37 tweets, 6 min read
Une brève histoire...

Il l’avait raccompagnée sans dire un mot. Marchant d’un pas lourd dans une rue balayée par un vent sec, ils s’étaient constamment évités du regard. L’atmosphère était encore chargée de la tension de leurs échanges.
Un taxi s’arrêta net au milieu de la route en les voyant arriver. Le silence aride de leur procession contrastait avec la pluie de klaxons et d’invectives qui s’abattait sur le conducteur ; scène courante dans une ville dont la circulation était aussi animée et qu’anarchique.
Paulelle se faufila dans le taxi, le regard planté dans celui de cet homme dont elle se demandait si elle le connaissait encore. Pourquoi lui avait-il tenu un tel discours ? Depuis quand était-il devenu comme cela ? Pouvait-elle aimer un étranger ?
Pourquoi lui ; lui qui connaissait l’interminable Baqara sur le bout des doigts et se plaisait à lui expliciter les nuances de la magnifique An Nisa, pourquoi ? Comment se relèveraient-ils de cette discussion ? Y avait-il une solution à cette situation ?
Les questions s’enchainaient dans son esprit à une vitesse étourdissante, nombreuses et contradictoires. Certaines en heurtaient d’autres, disparaissant aussitôt qu’elles étaient apparues, telles des particules en collision.
Ce qui ne semblait être au départ qu’un simple désaccord, une fissure comme il peut y en avoir dans un couple, s’était transformé en une fracture béante. Un rift spirituel les séparait désormais et ils se trouvaient de part et d’autre de ce qui leur faisait socle commun : l’Islam
Elle était restée les pieds sur terre, enracinée dans cette foi qui lui permettait d’avancer, l’apaisait, adoucissait les aspérités de son âme et lui valait le respect de ses proches. Lui, avait pris ses distances avec le dogme.
A force de lectures, de questionnements en dehors de ses certitudes de croyant, il avait changé. Persuadé que la vérité, s’il n’y en avait qu’une seule, était un pays sans chemin. Il s’était aventuré dans une voie spirituelle que beaucoup auraient estimée brumeuse, floue, impie.
Pourtant, lui avançait d’un pas sûr et déterminé même sans savoir où il allait. Il avait établi le mouvement comme principe de vie. Mouvement libre pour aller vers ce Dieu dont il ne craignait désormais plus les réprimandes mais dont il voulait plus que jamais connaitre l’esprit.
Il s’était lancé dans une quête. Elle s’en était couchée inquiète, recroquevillée dans son lit. Seule, perdue dans au milieu de ses pensées.
Quelques semaines passèrent. Peut-être quatre, voire cinq. La vie avait repris son cours mais Paulelle souffrait. Un vide s’était installé en elle. Gnilane, sa meilleure amie qui la voyait déperir, avait fini par lui faire avouer l’existence d’une dispute entre elle et Ibrahima.
Son visage livide, ses réponses brèves, ses gestes machinaux, tout chez elle trahissait la présence de ces douleurs qui affectent l’esprit et alourdissent le corps. Par moments, elle revivait, comme des répliques, certaines scènes de ce séisme qui avait secoué son couple.
Les mots durs échangés et le long silence qui s’en était suivi l’obligèrent à se demander si c’était fini entre eux. Refusant de répondre à cette question, elle s’enfonçait davantage dans sa sinistrose quotidienne.
Au-delà de son homme, c’était surtout son ami qui lui manquait. Celui qui venait la chercher le vendredi pour qu’ils se rendent à la Qadra, cette séance de récitation et d’exaltation collective qui avait séduit beaucoup de jeunes musulmans de la ville ces dernières années.
Sentant son amie perdre pied, Gnilane, à sa manière, avait décidé de la remotiver. Elle était venue la tirer de son isolement grandissant pour l’amener faire des emplettes dans les petites boutiques qui avaient essaimé autour du rond-point de Liberté 6.
Gnilane avait débarqué chez Paulelle comme en Normandie. Un dimanche matin. A 8h30. Oumou, la petite sœur de Paulelle, lui avait ouvert la porte de la maison. Elle fit irruption dans la chambre de son amie, ce que même Sokhna Marie, la mère de Paulelle, n’osait faire.
Avec sa verve habituelle, Gnilane commença à dérouler son plan qu’elle avait bêtement appelé «Opération reconquête» :
- Hé Madame Ibrahima, lève-toi !
- Hmm..
- Mais Pau arrête toi aussi, viens, prépare toi, on sort.
- Je n’en ai pas envie, lui rétorqua Paulelle en position fœtus
- Alleez làà ! Viens, j’ai reçu mon salaire hier.
J’avais déjà payé mes factures, aidé les parents. Viens, on va lancer l’opération recon…
- Gnilane...il est 8h, on est dimanche, soupira t-elle, à moitié endormie.
- Et alors ? Les chrétiens se lèvent-tôt pour aller à la messe le dimanche non ! Tu m’as coupé d’ailleurs, allez viens !
- Gnilane...
- Vieens ! On va lancer l’opération de la reconquista por la Señorita del Señor Ibrahima, poursuivit-elle en riant aux éclats.
- Gnilane...
- Bon on va juste faire des courses alors. Et pour te motiver, je t’ai même acheté un fondant au chocolat en venant…Regarde...
- Ne me prends pas pour une idiote, répondit Paulelle.
- Je te jure, le voici, sors juste ta tête de la couverture, tu verras.
Paulelle, dont le sommeil avait déjà été ruiné par cette amie pire qu’un ouragan, se dit qu’elle pouvait au moins se rattraper avec cette douceur matinale.
Avec son flegme habituel, elle sortit la tête de la couverture en pensant à cette patisserie, sa préférée, dont le coeur de cacao onctueux et chaud dégoulinerait sur sa langue dès qu’elle l’eût introduit dans sa bouche.
Sortant de sa couverture et de sa rêverie, elle tomba nez à nez avec Gnilane et mis quelques secondes à comprendre que cette cadre presque trentenaire, aussi attachante qu’insupportable, représentante de l’espèce contemporaine des adulescentes, avait inventé ce fondant imaginaire
Et Gnilane était là, devant-elle, le souffle chaud exhalé sur son visage, à lui faire une grimace d’un ridicule aussi unique que la bonne humeur qu’elle propageait.
Après cinq interminables secondes de tête à tête durant lesquelles Paulelle se demandait en son for intérieur si Dieu l’avait définitivement abandonné en l’obligeant à aimer la propriétaire de ce visage indigne, elles éclatèrent de rire.
Paulelle saisit son oreiller et commença à frapper Gnilane de toutes ses forces. Gnilane, ravie de la réussite de son manège enfantin, se tordait de rire sous les coups de son amie en répétant « Opération reconquête ! Opération reconquête ! » .
Ce début de bataille d’oreillers était le 1er moment de bonheur pour Paulelle depuis plus de 4 semaines.

- Aïe, mais Pau arrête ! Va te défouler sur Ibrahima !
- Tu es son avocate non ? Prends ça pour lui. Et pour le fondant aussi, dit Paulelle en frappant de toute ses forces.
La chambre était sens dessus dessous : draps envolés, oreillers sortis de leur tais, porte utilisée comme bouclier, ce « rumble in the jungle » des temps modernes avait fini par réveiller toute la maison. Un cirque chaleureux qui dura dix bonnes minutes.
Epuisées par cette pluie de coups douillets à la tête, elles étaient étourdies mais heureuses, légères comme à leurs plus belles années d’internat. Tels deux boxeurs au bord de la rupture mais sauvés par le gong, elles n’avaient eu besoin de personne pour leur dire de s’arrêter.
Paulelle, qui finissait de reprendre son souffle, s’adressa alors à son amie, soulagée :
- Merci Gnilane…Tu as ce don de me ramener à la vie, aux choses simples. Merci mille fois.
- Je serai toujours là pour toi et tu le sais. Tu te rappelles de notre pacte à l’internat ?
- Celui que l’on avait fait face à la mer ? Oui je m’en souviens « Nos deux… »
- Oui c’est ça ! Nos deux âmes se lient ici, pour toujours et dans l’au-delà.
- Je demeurerai ta sœur et ton recours, reprit-Paulelle
- Ta bouée et ton phare quand la vie s’agitera
Lorsque ces derniers mots s’échappèrent de la bouche de Gnilane, Paulelle prit conscience pour la première fois de leur portée véritable. Plus qu’une promesse, ils résonnaient comme un viatique. Une profession de foi.
Sa spiritualité enrichie par quelques années de recherche éclairait d’un nouveau jour ce trésor. Ces promesses. Ce pacte qu’elles avaient scellé ensemble face à l’immensité de l’Atlantique, pendant leur adolescence studieuse à Gorée.
Elle s’interrogea sur l’amitié. L’amitié et sa résistance face aux affres du temps. L’amitié et ses bonheurs simples. L’amitié et ces petits riens qui s’accumulent pour finir par remplir le cœur. C’était désormais clair : rien ne pouvait se substituer au refuge de l’amitié.
Sa chaleur douce et réconfortante n’était pas de même nature que l’amour incandescent qui l’avait brûlée jusqu’aux entrailles le jour où elle s’était disputée avec Ibrahima. Cette évidence, Paulelle semblait l’avoir oubliée.
Mais en regardant cette amie qui écartelait les rideaux de sa chambre et ramenait du soleil dans sa vie après y avoir apporté de la bonne humeur, elle se jura de ne plus jamais sous-estimer la force inaltérable de l’amitié.
Elle se leva du lit, prit sa douche et suivit Gnilane, non sans lui rappeler de ne plus jamais lui faire pareil enfantillage. Elle savait déjà que cette requête était vaine et que l’incontrolable Gnilane recommencerait dès que l’occasion lui en serait à nouveau donnée.

FIN

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21 Nov
Une brève histoire... LA SUITE en thread👇🏾
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