Il y a 230 ans, le 27 novembre 1790, l’Assemblée nationale constituante votait le décret astreignant les évêques et le clergé paroissial catholiques à un serment de fidélité à la Constitution. Retour sur une erreur d'appréciation aux lourdes conséquences. 1/25
Après avoir nationalisé les biens de l’Eglise (2 nov. 1789) et interdit les vœux monastiques (13 févr.1790), les députés poursuivent leur œuvre de réforme administrative de l’Église catholique en votant, le 12 juillet 1790, la Constitution civile du clergé. 2/25
Ils considèrent que l’Église catholique assure un service public du culte et qu’à ce titre la Nation française, par le biais de ses représentants, peut organiser administrativement ce culte, sans toucher au spirituel, au nom de l’intérêt général. 3/25
Une telle ingérence de l’État n’est pas neuve. Depuis le concordat de Bologne de 1516, le roi de France nomme aux sièges épiscopaux et aux sièges abbatiaux. Mais les Constituants vont plus loin, pour introduire davantage de collégialité… 4/25
… et de démocratie dans l’Église. La carte des diocèses est calquée sur celle des départements, les prêtres deviennent des fonctionnaires, payés par l’État et élus par les citoyens. Les provinces ecclésiastiques sont remplacées par 10 arrondissements métropolitains. 5/25
Le maître mot de la réforme est l’utilité publique. Seuls les évêques, le clergé paroissial, le clergé enseignant et les congrégations hospitalières sont conservés. Moines, moniales, chanoines, chanoinesses, prêtres habitués et prébendiers sont supprimés. 6/25
Après plus d'un mois de tergiversations, Louis XVI accepte le décret le 24 août. Les chapitres refusent leur dissolution et commencent à organiser la résistance au niveau local et national. Les évêques s’opposent très majoritairement à la réforme. 7/25
Le 30 octobre, les évêques députés signent un texte récapitulant leurs griefs, l’Exposition des principes. Ils réclament la tenue d’un concile national et récusent la réforme au nom de la liberté de culte, qui doit supposer une autonomie d’organisation institutionnelle. 8/25
L’Assemblée nationale refuse tout aménagement. Les députés patriotes, majoritaires, sont persuadés que cette résistance n’est motivée que par l’intérêt corporatiste du haut-clergé, par l'orgueil et le souci de préserver des privilèges indus. 9/25
À l’initiative de Mirabeau, qui joue alors secrètement la politique du pire pour conforter la position de Louis XVI, l’Assemblée nationale décide d’obliger le clergé à prendre clairement position pour ou contre la réforme. C’est le sens du décret du 27 novembre 1790. 10/25
Pour l’historien Rodney Dean, l’objectif secret de Mirabeau, alors en étroite relation avec la cour, est d’attiser les tensions et de discréditer les députés, afin de permettre au roi de se poser plus tard en pacificateur et de reprendre la main. 11/25
Prêtres et évêques sont tenus "de jurer de veiller avec soin sur les fidèles, d’être fidèles à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout leur pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi". 12/25
Aux yeux des Constituants, ce serment a valeur de test, permettant de distinguer le bon clergé, soutien de la Révolution, du mauvais clergé, qu’il faudra écarter. Les évêques et les curés qui souhaitent conserver leur place sont tenus de le prêter. 13/25
Dans les semaines qui suivent le vote de ce décret et en attendant son acceptation par le roi, évêques et chapitres multiplient les prises de position publiques contre la Constitution civile du clergé. 14/25
Le 26 décembre au soir, le roi fait signifier à l’Assemblée nationale qu’il accepte le décret du 27 novembre. Le 27 décembre, menés par Henri Grégoire, curé d’Emberménil, 58 députés ecclésiastiques prêtent serment. 15/
Le clergé français se divise autour de 3 options : l’acceptation, le refus ou une solution de compromis, celle de l’acceptation avec des réserves sur le plan spirituel. Des centaines de brochures paraissent en quelques mois pour justifier ou dénoncer la réforme. 16/25
Seuls 7 évêques, dont Talleyrand (qui démissionne peu après), acceptent de prêter serment. Tous les autres refusent ou demandent à pouvoir jurer sous conditions. Pour couper court au débat, l’Assemblée vote un décret obligeant à prêter le serment sans réserves (4/01/1791). 17/25
Ce refus de tout accommodement vise à entraîner l’adhésion du clergé paroissial : les évêques récalcitrants perdent leur siège et leur traitement. Les curés sont invités à s’émanciper de leur tutelle et à suivre les nouveaux évêques qui seront bientôt élus. 18/25
Si une courte majorité de curés (55%) prête le serment dans un premier temps, que ce soit par légalisme ou par conviction, la situation est très contrastée selon les départements. De vrais pôles de résistance apparaissent, notamment dans l'Ouest et le Midi (T. Tackett). 19/25
En mars-avril 1791, le pape finit par condamner officiellement la Constitution civile du clergé et demande au clergé français de refuser la réforme (sans pour autant excommunier les assermentés). Dans un 1er temps, l’Assemblée nationale sous-estime l’influence du pape. 20/25
Mais au fil des semaines, les rétractations de serment se multiplient, renversant la tendance majoritaire au profit de ceux que l’on appelle désormais les évêques et les prêtres réfractaires. Les catholiques français sont désormais partagés entre deux Églises. 21/25
D’un côté, l’Église réfractaire, privée, appuyée sur l’épiscopat d’Ancien Régime, et de l’autre, l’Église constitutionnelle, publique, composée de prêtres fonctionnaires. Celle-ci reste soumise à Rome et se convainc que la condamnation pontificale sera levée tôt ou tard. 22/25
Le serment a créé une fracture religieuse qui va peu à peu devenir une fracture politique autour de la signification de la Révolution elle-même. Les uns la voient comme une opportunité émancipatrice, les autres comme une cynique entreprise d’oppression. 23/25
En l’absence de dialogue, dans un espace public incapable d’admettre le pluralisme d’opinions, chaque camp lit le positionnement de l’adversaire selon une grille d’analyse complotiste. La question religieuse devient le principal ferment de la guerre civile qui éclate en 93. 24/25
D’autres serments (1792,1795,1797,1800,1802) viendront rebattre les cartes, mais c’est une autre histoire...

Biblio : T. Tackett, La Révolution, l’Église, la France. Le serment de 1791 (1986) et R. Dean, L’Assemblée Constituante et la réforme ecclésiastique de 1790 (2014). 25/25

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17 Nov
Alors que les catholiques français, privés de messe depuis le début du reconfinement, se posent notamment la question de l’accès au sacrement de l'eucharistie, je propose de revenir ce matin sur une semblable situation vécue pendant la Révolution. ⬇️ 1/20
la-croix.com/Religion/Confi…
J’ai évoqué hier le cas des messes clandestines, célébrées par des prêtres réfractaires. Entre la fin 1792 et jusqu’en 1800, beaucoup de curés sont contraints d’abandonner plus ou moins longuement leurs paroissiens pour fuir ou se cacher. 2/20

C’est toute l’organisation de l’économie sacramentelle qui est ainsi perturbée, avec des délais raccourcis ou allongés selon le type de sacrement et les circonstances. Malades et mourants, qui ne peuvent attendre, peuvent se trouver privés de l’extrême-onction. 3/20
Read 20 tweets
16 Nov
Depuis quelques jours, on voit fleurir l'expression "messes clandestines", revendiquée par certains catholiques qui mobilisent le souvenir du culte réfractaire pendant la Révolution. L’occasion de revenir sur l'histoire de ces messes interdites. 1/25
20minutes.fr/societe/290888…
1ère précision : la liberté de culte n’a jamais été abolie en France pendant la Révolution. Les seules restrictions sont personnelles et pèsent sur le célébrant, s'il n'est pas assermenté. Autrement dit, la messe est clandestine car le célébrant est un prêtre réfractaire. 2/25
Un prêtre réfractaire est un prêtre catholique qui a refusé la Constitution civile du clergé, la réforme de l’Église de France votée par l’Assemblée nationale en juillet 1790. Il a marqué son refus en refusant le serment prévu par la loi (27 novembre 1790). 3/25
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11 Jun
Le site toppletheracists.org ("Renversons les racistes"), animé par une "Stop Trump Coalition", propose de recenser les statues de personnalités racistes ou "responsables de violences coloniales" en Grande-Bretagne : Francis Drake y côtoie Kitchener ou Baden-Powell. 1/19
L’intention, louable, est d’inviter au débat et d’éviter des destructions sauvages, en proposant de déposer les statues "problématiques" dans un musée. Mais est-ce à ce site de décider de ce qui est raciste et de ce qui ne l’est pas ? Le risque de confusion est énorme. 2/19
Ces revendications sont le résultat d’une profonde négligence des pouvoirs publics à l’égard de ce patrimoine, qui aurait dû être questionné scientifiquement et démocratiquement depuis longtemps, pour dégager un consensus. 3/19
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13 Apr
Shinzo Abe comparé à Louis XVI. Bel exemple de la prégnance du mythe de la Révolution française dans l'imaginaire japonais contemporain ! "Dans d'autres pays cela engendrerait une révolution" ⤵️
Cette analogie historique fait écho au #guillotine2020 qui devient récurrent sur Twitter depuis 15 jours, en France, aux États-Unis mais aussi en Allemagne.
Read 14 tweets
3 Apr
Aujourd'hui, je présente un classique de l'historiographie marxiste des années 1950, "La foule dans la Révolution française" (1959) de l'historien anglais George Rudé (1910-1993). 1/17
Après avoir travaillé dans les années 1940-début années 1950 sur les mouvements populaires en Angleterre au XVIIIe siècle (Gin Riots de 1736, protestations wilkites des années 1760), il entreprend d'enquêter sur le cas parisien pendant la Révolution. 2/17
Son intention est d'entreprendre une histoire sociale des "journées révolutionnaires", pour comprendre ce qu'étaient les foules parisiennes de 1789-1795 et critiquer le topos de "la canaille" véhiculé par H. Taine, ainsi que l'approche trop systémique de G. Le Bon. 3/17
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