Thread de Noël. Je viens d’enterrer le chat de ma mère. C’est toujours déchirant de se séparer de ces petites boules de poils qui nous ont méprisés toute leur vie. Je plaisante, maman. Kalinka n’était pas comme ses congénères. Elle était douce et gentille. Une crème de chat. RIP.
Après la cérémonie funéraire (on enterre les animaux dignement chez nous), ma mère m’a raconté cette anecdote de voyage que j’avais oubliée. Vous savez de quoi sont capables mes parents pris séparément. En équipe, ils se débrouillent aussi pas mal.
Cette petite histoire de rien du tout se déroule au milieu des années 80, sur la Nationale 10, dans une voiture, entre Bordeaux et Paris. Retour de vacances d’été. Nous sommes dans une vieille Audi 100 blanche équipée d’anti-brouillards et de longues portées montés par mon père.
Mon père conduit en fumant, on écoute une cassette de Barbara Streisand dans l’autoradio rétractable. Ma mère tripote ses bagues. Il fait chaud, ses doigts enflent. Elle pense à retirer ses bagues, mais elle se connaît trop bien. Elle sait qu’elle perd tout.
A l’arrière, pas de ceinture, mais Raspoutine, un berger allemand à poils longs de 50 kilos, mes deux grandes sœurs, deux colombes dans une cage, votre serviteur et pour faire bonne mesure dans ce bestiaire, Sweetie, un chant blanc complètement dingue.
Chez nous, tous les chats ont des noms russes, Kalinka, Machka, Patchouk, Douchka, Malinka, des noms de fruits ou des mots qui ne veulent rien dire. Mais va savoir pourquoi, ma mère rentrait d’Angleterre quand on a eu ce chat, et elle a craqué pour « Sweetie ».
Ah j’avais oublié, dans la voiture, il y a aussi trois gros chatons de quatre mois qu’il va falloir songer à caser. Les petits de Sweetie. Impossible de leur trouver un maître avant les vacances. On est parti avec. On revient avec.
L’un d’entre eux, le petit noir, vient de passer à côté de la mort poursuivi par le doberman de mon oncle dans la maison familiale de campagne. Il s'est sauvé en grimpant à un arbre. Il ne sait pas ce qui l’attend.
Ce jour-là, je suis habillé tout de blanc, petit ange. Je suis à un âge où je ne décide pas encore ce que je porte. Je n’ai pas encore eu cette prise de conscience vestimentaire dont Brecht aurait aussi pu parler. Bref, je suis vêtu comme un Deschien de 12 ans. En blanc.
Sweetie qui est en liberté dans l’habitacle de la voiture a repéré mon accoutrement. Avant d’arriver à Angoulême, elle vomit ses tripes sur mon pantalon immaculé.
Arrêt sur une aire de parking parsemées de cailloux blancs et bordée d’un épais tapis de ronces. Tout autour des champs de maïs à perte de vue. Et juste en face, de l’autre côté de la route, une station service avec un pompiste en béret et salopette.
Ma mère nettoie le vomi sur mon pantalon blanc avec des touffes d’herbe, on a oublié de prendre du Sopalin. Auparavant, elle a pris soin de retirer ses bagues et de les poser en sécurité sur le toit de la voiture.
Ça y est, je suis nettoyé, le chat aussi. On repart. Au bout d’une demi-heure, maman tripote ses bagues comme au début du voyage, sauf qu’évidemment, il n’y a plus de bague. Demi-tour. « Ton père est resté silencieux, c’est étonnant », se rappelle ma mère.
Heureusement, à l’époque, la Nationale 10 n’est pas une deux fois deux voies mais une route dessinée pour le suicide avec plein de parties en trois voies et double sens pour doubler. Mais au moins, on peut faire des demi-tours facilement et traverser à pied n’importe où.
A la station service, le type est toujours là, dans la même position, comme s'il nous attendait.
Grace aux touffes d’herbe maculées de vomi de chat au milieu d’un océan de cailloux blancs, ma mère retrouve ses bagues. « Ce n’était pas facile, parce que c’était des bagues discrètes, comme moi », dira ma mère. Embrassades. Joie.
C’est le moment que choisit Sweetie La Perfide pour s’échapper de la voiture comme une balle de tennis.
Les chats savent d’instinct se fourrer dans des situations débiles. Sweetie va se glisser à l’endroit où l’on ne peut pas l’atteindre. Tout au fond des ronces. Ma mère l’appelle en vain. Avec sa voix de stentor, mon père fait fuir toute la faune locale.
Mes sœurs et moi, avec Raspoutine, les colombes, dans la voiture, on regarde le show avec nonchalance. On sait de quoi sont capables nos parents. Là, ils font teinter une boîte en métal avec une pièce de cinq francs dans le but de reproduire le son d’une boîte de Whiskas.
Ça ne marche pas. C’est alors que mon père a cette idée géniale : il se dit que la chatte va répondre à l’appel de ses petits. Il suffit de l’appâter en les faisant miauler. Mais comment fait-on miauler des chatons adorables et endormis ?
Les âmes sensibles, les défenseurs de la cause animale seraient avisés de sauter le prochain tweet. Pour les autres, je rappelle qu’on est dans les années 80, Michel Leeb fait des blagues racistes à la télé, Elmer Food Beat chante « Daniela » dans les soirées.
Par la queue. Mon père suspend les chatons par la queue pour les faire miauler. Comme des clochettes. Chacun son tour. Lenoir miaule mieux que ses frères. Sans doute la peur du doberman qui est encore là.
Ma mère, en avance sur les luttes, intervient pour que mon père attrape les chats par le cou. Mon père a toujours préféré les chiens. Il trouve que les chats sont faux-culs. Et les voilà qui débattent tous les deux de la meilleure manière de faire miauler un chaton sur une aire.
Finalement, mon père s'allume une clope et condescend à saisir les chatons dans les règles de l’art. Ça ne change rien. Sweetie écoute les cris désespérés de ses petits sans moufter. Salope.
Au bout d’idées, mes parents rangent les clochettes poilues et abandonnent la partie. Sweetie a autant d’instinct maternel que Benoît XVI, des amis dans le milieu de la nuit.
Ils avisent alors l’autre côté de la route. Le type esseulé regarde toujours attentivement le spectacle depuis sa station-service.
Un mec trapu, avec une implantation capillaire dense, le cousin de David Douillet. A l’époque, dans les campagnes, les stations-service étaient encore tenues par de vrais êtres humains qui vous faisaient le plein. On les appelait les pompistes.
Mes parents traversent la route. S’approchent. Expliquent la situation. Veulent laisser leurs coordonnées au cas où. Le type reste longtemps silencieux. Il dévisage mes parents. Puis articule lentement avec un accent charentais :
- « Ah je croyais que vous vouliez abandonner les chatons. »
Silence. Mes parents restent bouche bée.
« C’est que ça se fait souvent par ici », ajoute le demi-Douillet dans un demi-sourire entendu.
Silence.
- « Mais non pas du tout, finit par articuler ma mère. On veut juste récupérer notre chat et c’est pour ça qu’on voudrait vous donner nos coordonnées afin que, si jamais, allons, on adore notre chat. »
Silence. Le vent souffle sur les maïs.
- « C’est pour ça que vous secouiez les chatons ? »
- « Oui, pour appâter leur mère »
- « Vous êtes Parisiens non ? »
- « Oui, pourquoi ? »
- « Pour rien. »
- « On peut vous laisser nos coordonnées si jamais vous récupérez le chat ? », demande mon père.
« Oh oui, vous pouvez, ça coûte rien hein. Mais vous savez, y’ a de la vipère par ici. J’donne pas cher d’la peau de vot’ chat. »
Silence. Regards désespérés de mes parents.
« Bon, j’vais aller le chercher vot’ animal », maugrée le pompiste. Le gaillard disparaît cinq minutes et revient avec des bottes très hautes et un long bâton. Il est en mission. Il lui manque juste le bandeau sur le front.
Tout le monde traverse encore la nationale. Le pompiste s’enfonce dans les ronces, déchire au passage sa salopette, lâche un « cré vin diou !» sonore, donne des coups de bâton dans l’entrelacs des branches. C’est une battue au chat.
Et ça marche. Soudain, des buissons de ronces surgit un bébé-phoque électrocuté. C’est Sweetie terrorisée qui tente une sortie. Incorrigible, mon père la saisit par la queue, le mini-félin feule au désespoir, griffe mon père mais finit dans la voiture.
Mes parents remercient chaleureusement le pompiste. Le super héros du jour la joue modeste. Ma mère veut lui offrir un chaton. Il refuse. Alors elle vérifie qu’elle n’a pas oublié une bague, un enfant ou autre chose, tandis que mon père panse ses plaies au bras et au visage.
Marqué par son combat contre la bête, il démarre la bagnole en silence ; ma mère enfonce la cassette de Barbara Streisand dans l’autoradio rétractable. Woman in Love raisonne dans l’habitacle.
Ni Raspoutine, ni Sweetie et ses petits, ni les colombes ni mes sœurs ne broncheront jusqu’à l’arrivée.
Quelques semaines plus tard, les trois chatons trouveront preneurs, dont une jeune femme malgache qui coupera les moustaches du chaton noir parce qu’elle les trouvait vraiment trop longues. C’était pas son année.
Pour finir, voilà Sweetie, dans toute sa splendeur narquoise. Joyeux Noël.

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