Thread-détente. Je vous ai déjà parlé de mon père, qui s'est fait un jour passer pour un ministre. J'aimerais vous raconter une brève anecdote sur ma très chère mère, qui n'est pas en reste question bamboche, mais dans un autre genre. Russe.
Ça se passe début septembre 1996. La plupart d'entre vous joue avec ses crottes de nez. Je vis chez ma mère en banlieue parisienne. Je viens d'achever une maîtrise de droit et réciproquement. J'ai pas envie de devenir juriste. J'attends les résultats du concours de l'ESJ Lille.
J'ai 85 ans, je suis recroquevillé sur moi-même, en PLS intérieure, devant le Minitel. Je rafraichis la page toutes les cinq minutes. Rien. Toujours rien. Rien. Toujours rien. Rien. Toujours rien. Rien.
Le temps que la page charge, j'ai le temps de revivre toute ma vie. Je le cache. On dirait Nadal entre deux services. Je clique. Je cligne. Je tique. Je rajuste mon slip. Je clique. Je cligne. Je tique. Je rajuste mon slip.
En même temps, les résultats sont prévus pour 15 heures et il n'est que 11 heures. Mais sait-on jamais ? On a vu souvent rejaillir le feu d'un ancien volcan qu'on croyait trop vieux. Et avec Minitel, tout est possible.
C'est alors que ma mère décide de partir faire les courses. J'entends encore sa voix claire carillonner derrière la porte qui vient de claquer. Elle s'adresse à Liouba, le berger allemand à poils longs qui ahane sur le paillasson en essayant de gober des mouches.
A l'étage, ma soeur Tatiana vaque à ses occupations. Sonia, mon autre grande soeur, est déjà journaliste. Elle vit à Paris. Elle a réussi et moi je vais échouer lamentablement et gagner ma vie en jouant les sosies de David Halliday en boîte de nuit.
Je suis punaisé à ce putain d'écran de Minitel. Rien. Rien. Rien. Elles sont rares les intersections marquées dans l'existence. Soit je suis reçu et je deviens journaliste. Soit je devrais m'inventer une autre vie et peut-être ouvrir un camping. Réponse d'une minute à l'autre.
12h30. Ma mère n'est pas revenue des courses. A cette époque, pas de portable, pas de GPS. On ne sait pas ce qu'elle fiche. 14 heures. Ma mère a disparu. Elle était partie acheter un poulet grillé à dix minutes de la maison. Stress. Je vais ouvrir un camping et être orphelin.
Et si elle avait eu un accident ? Je crois que je l'engueule mentalement. Pas de blague aujourd'hui, maman ! Avec ma soeur, on se bricole un déjeuner sur le pouce. On s'inquiète vraiment. Je lâche un moment le Minitel pour m'en griller une. Puis deux. Et puis, le téléphone sonne.
Ma soeur décroche, le coeur à 180. Moi j'aspire une clope entière en une bouffée. Une seconde de silence, de vie intersidéral dans le salon. Dans ma tête, la disparition tragique de ma mère supplante mon échec lamentable à Lille. Ma soeur arrondit les yeux. Allô ?
- Allô ma chérie ?
- Maman, mais qu'est-ce que tu fiches, tout va bien ?
- Oui, oui ! Ton frère est reçu !
- Quoi ?
- Ton frère est admis ! Je suis à Lille !
- ????
- J'en avais marre d'attendre alors j'ai pris un TGV pour me rendre à l'école et les résultats sont affichés !
Voilà comme j'ai appris que j'étais reçu à l'ESJ. En chemin vers le poulet grillé, prise par une inspiration soudaine, ma mère a donc obliqué vers la gare de la petite ville de banlieue qu'on habitait. Elle a pris le RER jusqu'à la gare du Nord, puis un TGV pour Lille.
Arrivée dans l'école, elle s'est retrouvée devant le panneau d'affichage où étaient en effet inscrits les noms des heureux élus. Sauf qu'elle n'a pas vu mon nom. Nulle part. Je n'étais pas admis. Fin du game.
Dépitée, elle est partie boire un café amer à la machine en se demandant comment elle allait m'expliquer qu'elle était à Lille et que j'avais échoué. Avant de décider de mentir pour me protéger en taisant ce voyage rocambolesque.
Avant de repartir, penaude, elle est allée revoir le tableau une dernière fois. Et a lâché son café. Elle a vu mon nom. J'étais bien reçu. Elle nous a appelés d'une cabine téléphonique pour annoncer la bonne nouvelle. Et le soir, elle est revenue avec le poulet grillé. #fin

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13 Nov
La pandémie fait de nous des victimes passives forcées d'apprendre la patience devant un mal arbitraire venu de nulle part. Ces histoires de complots font de leurs promoteurs des hérauts, muent les victimes en acteurs debout et incrédules. (1/4)
C'est peut-être pour ça qu'elles attirent tant de gens ? A l'incertitude scientifique, aux tâtonnements politiques, à la lenteur virale, on préfère les certitudes offertes par une manipulation qui identifie une cause, un dessein, et on se lève contre ça, on agit. (2/4)
Dès lors la pandémie a un sens et c'est plus facile puisqu'un ennemi est défini. Au reste, la peur de se faire couillonner est légitime. Les affaires, les manipulations bien réelles mises au jour par le passé ont sapé la confiance envers les institutions et les médias. (3/4)
Read 4 tweets
6 Jul
L’attente du remaniement ministériel me rappelle une histoire que m’a racontée mon père. Elle date d’un autre siècle. L’année du Grand bleu de Besson. 1988. J’étais un ado effronté et mon père, journaliste sportif au JDD.
Le dimanche 8 mai, François Mitterrand est réélu. Chirac donne sa démission. Rocard est nommé Premier ministre. Le gouvernement doit être formé incessamment sous peu.
Comme aujourd’hui, les rédactions attendent. Attendent. Attendent. Mardi, pas de gouvernement. Mercredi, pas de gouvernement. Les journalistes n’ont pas Twitter pour raconter des conneries et tuer le temps, mais ils ont un meilleur jouet : le monde réel.
Read 44 tweets
19 Apr
Voilà un an, j'ai vécu pendant six mois dans un meublé au deuxième étage d'une maison claire plantée sur une rue pavée à Télégraphe. L'appartement d'une vieille dame affaiblie, partie dans un Ehpad. J'ai vécu dans ses objets, dans ce qu'elle avait accumulé au fil du temps.
Je n'ai jamais croisé cette dame. Mais je connais son goût pour les brocantes, les tableaux, les oeufs de toutes les tailles, les objets d'art, je connais ses disques vinyles de Rachmaninov et Julien Clerc, ses photos, sa jeunesse, sa beauté, ses romans, un peu son histoire.
Celle d'une petite fille juive de Belleville sauvée du nazisme dans des circonstances que m'a racontées sa cousine, ma voisine du dessous, Léna. Les planques, les Justes, la fuite et les cachettes.
Read 6 tweets
13 Apr
Je viens de boucler une interview de Philippe Klein pour le prochain @ParisMatch. Klein, c'est le docteur français qui a vécu la crise à Wuhan. Il trouve que le discours de Macron est un discours de temporisation dicté par des carences de moyens et de méthode.
Pour Klein, Macron veut freiner l'épidémie au lieu de l'arrêter. Le début des tests systématiques sur les patients à partir du 11/05 ? "Inacceptable d'attendre autant après tant d'efforts déjà".
Il déplore le manque de méthode en France. On devrait identifier, localiser et isoler les patients suspects. On leur dit de rentrer chez eux. Et ils propagent le virus. Sur les 1,5 millions de cas suspects repérés par les généralistes, 15% sont à l'hôpital et 85 % dans la nature.
Read 8 tweets
6 Apr
L’alarme anti-incendie de mon voisin du dessous crache une douce mélodie psalmodiée : elle est en mode batterie faible. Il est confiné à 400 km de Paris. Ça rajoute un peu de sel à ce confinement parisien dans lequel je commençais à trouver mon petit confort. Au secours.
News : j'ai passé la nuit la tête coincée entre deux oreillers. A 5h du mat', j'ai déchiré mes draps pour tisser une corde, suis descendu en rappel, j'ai cassé la fenêtre au marteau et j'ai arraché le détecteur avec les dents. (Le proprio m'envoie ses clés par la Poste).
Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip bip... Bip bip.
Read 20 tweets
23 Oct 19
Thread 3 / Ce n’est pas tous les jours qu’on se balade dans un cimetière où la plupart des morts sont plus jeunes que soi ; c’était le cas hier matin, à Ber Kaver, à 9 km à l’ouest de Darbasiyah. #Syria
Des centaines de tombes, la plupart creusées après 2014, enfermant les corps de jeunes soldats kurdes. Une centaine de personnes s’étaient réunies pour enterrer quatre nouveaux « martyrs ».
Des enceintes puissantes crachaient des musiques traditionnelles, les femmes pleuraient et les hommes creusaient. C’était beau et déchirant. Les kurdes savent enterrer leurs morts. Ils ont l’habitude. 11000 d’entre eux sont tombés depuis 2014.
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