THREADS SUR LA VERSIFICATION, via la critique de cours pour diffusés sur Youtube par « Les Bons Profs ». Cours dont les bévues et imprécisions risquent d'induire en erreur les novices de tout âge.

Acte II :
→ 0'05 « Le rythme du vers ».

Pourquoi avoir appris aux élèves qu'un E suivi d'une consonne doit être prononcé, et soi-même s'en acquitter pendant la lecture oralisée du vers censé avoir illustré la règle, alors même qu'on souhaite parler de rythme ?

Ça n'a aucun sens.
Je fustigeais le choix de ce vers, le qualifiant de « faute pédagogique », et nous allons voir à quel point il est impropre à initier dûment l'auditoire aux notions de césure et d'hémistiche.
→ 0'15 Césure et hémistiche

Expliquer que la césure est la coupure médiane d'un alexandrin, qui le sépare en deux hémistiches d'égale longueur (6/6), avec un vers dont la structure syntaxique incline à le prosodier en 5/7 (comme elle le fait elle-même), est absurde.
D'autant plus absurde qu'elle enchaîne : « dans la poésie classique,[...] le sens de la phrase suit le rythme du vers », avec une nouvelle citation de son piteux alexandrin à l'appui, contrevenant clairement à ce principe en occultant la fonction rythmique de la césure !
Nicolas Boileau, Art poétique, Chant I :

« N’offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire.
Ayez pour la cadence une oreille sévère :
Que toujours dans vos vers le sens coupant les mots,
Suspende l’hémistiche, en marque le repos. »
→1'10 Comme les vers de Boileau en témoignent, la poésie classique ne prescrit nullement de faire de chaque vers une phrase terminée par un point !

Comment mieux nuire à la compréhension et à la connaissance de la versification classique ? Notre championne va se surpasser...
→1'35 Ce n'est pas une continuité de la phrase au vers suivant qui définit l'enjambement (et le rejet), mais une discordance entre les deux accents fixes du vers (césure, fin du vers) et les principales coupes syntaxiques. On peut écrire une phrase de six vers sans enjambement.
Exemple en décasyllabes :

« Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme consumée
Le changement des rives en rumeur. »

Paul Valéry, Le cimetière marin.
Les coupes syntaxiques concordent ici en tout point avec les deux accents fixes d'un vers de dix syllabes structuré en 4/6.

En outre, on peut constater que, selon le type de vers, la césure n'est pas forcément une coupe médiane, et que les hémistiches ne sont pas toujours égaux.
→1'50
« Je travaille très dur, car j'aime énormément
Le français et surtout la poésie classique. »

Son distique sans rime (ni ponctuation) illustre davantage un rejet qu'un enjambement. Mais, en plus de ça, l'incompétence vient de franchir un nouveau palier :
Il est tout de même cocasse d'être prof de français, d'avoir donné un cours sur le décompte des syllabes via la règle du E muet qui se prononce devant consonne, d'encourager au travail et à l'amour de la poésie classique en écrivant un vers faux au tableau...
Ainsi que je l'ai notifié dans le premier thread, même précédé d'une voyelle, un E muet en finale de mot devant consonne (ex. joie) doit compter pour une syllabe, surtout en « poésiE classique » ! Cas de figure que les Classiques du XVIIe siècle auront même fini par proscrire...
Cet alexandrin de Ronsard n'en est un que si l'on compte et prononce le E muet de « Marie » :

Ma/ri/E/, le/vez/-vous // ma/ jeu/ne/ pa/res/seuse

Autre exemple, ces octosyllabes de Théophile de Viau :

Ces/ lon/gues/ plui/Es/ dont/ l'hi/ver
Em/pê/chait/ Tir/cis/ d'ar/ri/ver.
→2'20 Comme elle assujettit l'identification d'un enjambement, du rejet et du contre-rejet à la seule présence d'un point marquant le début ou la fin d'une phrase (ce qui est erroné), je reporte ici les définitions de Michèle Aquien dans La versification appliquée aux textes :
- Enjambement : se répartit de manière à peu près égale de part et d'autre de la limite métrique.
- Rejet : un groupe bref (souvent un mot) placé au-delà de la limite métrique.
- Contre-rejet : mise en avant de la limite métrique d'un élément verbal bref.
Ajoutons que chacun de ces trois types de discordance peut être qualifié d'interne ou d'externe, selon que l'enjambement, le rejet ou le contre-rejet concerne l'intérieur d'un vers ou le passage d'un vers à l'autre.
Quelques exemples non exhaustifs :

« Elle est la terre, | elle est // la plaine, | elle est le champ. » (Hugo, La Légende des siècles)

Enjambement interne, bien que l'alexandrin soit une phrase terminée par un point, hein.
« La nuit frémit. | Les cœurs // sont secoués : | un gouffre
Commence d'agiter // ses graves profondeurs, »

(Entame de mon poème De la moralité des volcans)

Présence à la fois d'un contre-rejet interne (les cœurs), puis externe (un gouffre).
→3'10 Arrêtons-nous sur son distique exemplifiant le contre-rejet :

« Je travaille très dur, car ça me plaît. Et pourtant
Ce n'est pas tous les jours évident de bosser. »

Oui, pas évident de se familiariser avec la versification quand un « alexandrin » fait treize syllabes...
Et pourtant, au tableau les syllabes sont bien segmentées, « 12 » est inscrit à côté, et elle le relit en insistant sur le fait de parvenir à douze syllabes grâce au contre-rejet, toujours attachée à son histoire absurde de phrase et de point. Navrant.
Des cours sur la versification, elle devrait, plutôt que d'en donner, songer à en prendre.

Quant aux élèves, que l'on ne pourra blâmer d'accorder aveuglément créance à un professeur attitré, eh bien ! ils seront marron.
Ce cours délusoire, diffusé par @LesBonsProfs (sic!), sans doute le plus populaire de Youtube sur la versification, totalise à ce jour (janvier 2021) plus de 250 000 vues et fait l'objet de nombreux commentaires laudatifs.

Un triste attentat à la poésie bien comprise.

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19 Jan
THREADS SUR LA VERSIFICATION, via la critique de cours diffusés sur Youtube par « Les Bons Profs ». Cours dont certaines bévues et imprécisions risquent d'induire en erreur les novices de tout âge.

Acte I :

→ 0'50 Sa règle du « E muet » manque de clarté et d'exhaustivité. Mieux vaut dire :

Un E suivi d'une consonne (comme d'un h aspiré) se prononce et compte pour une syllabe, qu'il soit à l'intérieur ou à la fin d'un mot. Devant une voyelle et à la fin du vers, il demeure muet.
On éclaire d'abord la chose par des exemples simples montrant que la prosodie du vers diffère des us du langage courant :

Co/quE/li/cot (4 syllabes)
Co/qu'li/cot (3 syllabes)

Je / te / don/nE / du / pain (6 syllabes)
Je / te / donn' / du / pain (5 syllabes)
Read 17 tweets
18 Jan
Verlaine qui enfreint une règle de traitement du e caduc, voilà une petite rareté qui mérite signalement.

Pour les profanes : normalement, même un e sans consonne d'appui (précédé d'une voyelle) ne s'élide pas devant consonne, et compte pour une syllabe.
Ainsi dans cet hémistiche de Ronsard : « MariE, levez-vous... », le e doit être prononcé pour que le vers soit juste.

Comme cela pouvait créer des disgrâces vocaliques, on a convenu d'éviter ce cas de figure à partir du XVIIe.
Exemples de vers issus du poème Duellum de Baudelaire, où ce genre de e est élidé par la voyelle initiale du mot suivant :

« D'une jeunesse en proie à l'amour vagissant. »

« Vengent bientôt l'épée et la dague traîtresse. »
Read 7 tweets
18 Jan


Pour celles et ceux ignorant que le Chant Royal est une forme fixe codifiée, je recopie la description qu'en fait Théodore de Banville dans son Petit traité de poésie française, pp. 224-225 : 🔽
« Le Chant Royal se compose de cinq strophes de onze vers chacune, et d'un Envoi.
Toutes les strophes sont écrites sur des rimes pareilles aux rimes de la première strophe, et les vers de chacune des strophes sont disposés dans le même ordre que les vers de la première strophe.
L'Envoi se compose de cinq vers écrits sur des rimes pareilles aux rimes des cinq vers qui terminent les strophes, — et les cinq vers dont se compose l'Envoi sont disposés comme les cinq vers qui terminent chacune des strophes.
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