Un institut français propose à des écrivain-e-s de produire des réécritures de Molière, pour permettre à des étudiant-e-s étrangers d'entrer dans la langue et la culture française.
Et là...
SCANDALE ! DÉCADENCE ! LA LANGUE DE MOLIÈRE SACRIFIÉE!
Pourquoi c'est triste : un fil.
1. C'est triste pour ce que ça dit de la situation de notre école, et de l'image qu'en a la société.
Oui, il est difficile d'enseigner aujourd'hui.
Mais :
- Molière, ce n'est vraiment pas ce qu'il y a de plus difficile à enseigner. En 5e comme en 2de, il fait toujours rire !
- Si c'est si difficile, ce n'est pas parce que "les élèves sont nuls".
Il est difficile d'enseigner parce que le temps d'enseignement DIMINUE. Hallucinant non ? On ne peut pas vraiment s'attendre à ce que le niveau monte quand les enfants passent de - en - de temps en classe.
Il est difficile d'enseigner parce que les profs sont de plus en plus souvent précaires, et donc pas formés. Parce qu'ils sont mal payés et doivent faire trop d'heures sup. Parce qu'ils n'ont pas les moyens de résoudre les difficultés de leurs élèves.
Molière est difficile depuis longtemps. D'ailleurs, parmi ceux qui hurlent au scandale, il y en a peu qui lisent le Misanthrope le soir avant de se coucher.
C'est pour ça qu'il y a besoin de l'enseigner : mais pour ça, il faut former et recruter des enseignants.
On aimerait que ceux qui se scandalisent qu'on puissent réécrire Molière, ou abréger Les Misérables, s'indignent des politiques qui depuis des décennies empêchent les enseignants d'enseigner.
2. C'est triste parce que ça révèle à quel point nous ne comprenons plus Molière.
Parce qu'en fait, Molière, au départ, il n'écrit pas une grande oeuvre, un monument de la langue française, destiné à devenir intouchable.
Molière il fait du théâtre. Ses pièces sont faites pour être jouées, et avoir du succès. Le théâtre, c'est un art vivant. D'une représentation à l'autre, le texte change. Et aujourd'hui encore, quand on va voir Molière, on va voir des adaptations, des interprétations.
Alors pourquoi serait-il scandaleux de faire vivre le texte à l'écrit comme on le fait vivre à la scène ?
Molière était un "moderne" : il voulait plaire à un public ancré dans une époque. Il ne croyait pas à cette littérature universelle et intemporelle dont il est devenu l'un des symboles.
Pourquoi est-il si difficile d'accepter que la littérature ne traverse pas le temps comme par magie ?
La langue de Molière n'est plus notre langue.
Les valeurs de Molière ne sont plus nos valeurs.
Parfois, l'humour de Molière n'est plus notre humour.
Il suffit de lire Tartuffe ou le Misanthrope pour s'en convaincre.
Alceste le sincère n'est plus si ridicule, Tartuffe l'homme pauvre qui prend sa revanche sur la société plus toujours si scandaleux...
M. de Pourceaugnac fait frémir.
Accepter cette étrangeté permettrait de comprendre et d'apprendre - et de faire vivre l'oeuvre de Molière dans des interprétations, des appropriations, pourquoi pas des trahisons.
L'affirmation d'un Molière atemporel et universel, au contraire, tue Molière. Et c'est la même chose pour toutes les oeuvres littéraires.
Les lettres ne doivent pas être réduites à un monument à dépoussiérer et à admirer.
Dans cet état, elles ne servent à rien. Elles n'aident pas à vivre et à penser. Elles asservissent au contraire.
Et l'enseignement ne peut pas être une injonction à rire, à admirer ou à jouir. On ne prend pas plaisir sur commande.
Comment ça vous ne riez pas à Molière ? Vous êtes donc bêtes !
Comment ça vous ne trouvez pas ça beau ? Vous n'avez aucun goût !
Si on veut que les lettres aident à penser, soient utiles aux citoyen-ne-s de demain, il me semble au contraire nécessaire de penser l'étrangeté, d'interroger la distance, pour comprendre ce qui fait que ça peut plaire, et du même coup comprendre les logiques du plaisir.
Bref, sortir de l'idée que la valeur des textes vient de leur langue et de leur écriture, et leur est essentielle, pour étudier la manière dont les textes sont utilisés, appropriés, appréciés et valorisés. Et ainsi pour pouvoir être libre de ses choix et de ses goûts.
On ne sauve pas la littérature en hurlant sur tous les tons que les monuments doivent être admirés. Au contraire, c'est une manière d'entretenir l'entre-soi de ceux qui l'aiment et de faire fuir les autres.
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J’enseigne la notion d’intersectionnalité et la théorie des savoirs situés.
Je suis bienveillante (j’essaie) envers toutes les étudiantes, qu’elles portent un voile ou un crucifix.
Mes collègues pourront-ils bientôt me dénoncer pour atteinte aux valeurs de la République ?
Nous essayons toutes et tous de donner à nos etudiant-e-s les moyens d’une relation libre aux savoirs et à la culture. Nous ne sommes pas d’accord sur la meilleure manière de le faire, les concepts les plus pertinents, les outils de l’analyse. Ça s’appelle le pluralisme.
Il y aurait matière à un débat passionnant et utile à nos recherches comme à notre enseignement. Voir que des collègues nombreux préfèrent en appeler à la limitation des libertés académiques, au contrôle de l’enseignement et de la recherche par le politique, me désespère.
Petit fil sur l’actualité britannique, très instructive sur l’avenir de notre système éducatif.
Le système britannique repose sur un bac à la carte, assez proche de ce que Blanquer veut imposer. Dans un système très inégalitaire, où l’enseignement public est déjà souvent la solution de ceux qui ne peuvent pas faire autrement, tous les bacs ne se valent pas.
Les universités sont elles aussi très inégalitaires. Oxford et Cambridge ont même un statut à part: les bacheliers ne peuvent se porter candidats qu’à l’une des deux.
#11mai J’en vois qui préparent tranquillement une reprise scolaire au rabais pour les plus pauvres, en attendant que les conditions soient réunies pour que les autres acceptent de mettre leurs enfants à l’école.
Pourquoi c’est une mauvaise idée, et ce qu’il faudrait faire. ⬇️
C’est une mauvaise idée parce que c’est tous ensemble qu’on apprend et qu’on construit une culture commune.
Pour justifier la reprise, on nous parle de lutte contre les inégalités. Mais on ne lutte pas contre les inégalités en séparant les enfants en difficulté des autres!
Ce qui se dessine revient plutôt à contaminer en priorité les familles les plus populaires (ceux qui reprendront le travail et n’auront pas d’autre choix que d’envoyer leur môme à l’école).