María s'avance à la barre de la cour d'assises. Je siège en tant qu'assesseur dans une affaire de meurtre, une affaire sordide. Ana est morte égorgée, sauvagement, par un homme à qui elle vendait son corps, Victor, pour quelques dizaines d'euros.
María a appris tout à la fois que sa mère avait perdu la vie & de quelle manière elle la gagnait. María est jeune, même pas 20 ans, & belle ; sur son visage on reconnaît les traits qu'on distinguait à grand peine sur les photos de la decouverte du cadavre supplicié d'Ana.
María ne parle pas français. Par le biais d'une interprète, la voix étranglée, elle raconte qu'Ana était une bonne maman. Elle s'occupait bien d'elle. Elle était venue en France parce que dans son pays, c'est la misère. María pensait qu'elle vendait des fruits et des légumes.
Ana lui envoyait des mandats, pas grand chose. Elle a été prévenue par 1 dame qui a trouvé son n° dans les papiers d'Ana. + tard, la police l'a rappelée. María a pris 1 avocat, qui lui a raconté le dossier. Elle a récupéré les affaires de sa mère dans son appartement misérable.
Elle a compris en voyant ce logement minuscule, ces vêtements dans lesquels elle ne reconnaît pas sa mère, que le dossier disait vrai, qu'Ana ne vendait pas de fruits & légumes. María pleure maintenant, elle a entendu le légiste ce matin, le couteau qui a tranché net...
"Ce qu'il lui a fait, on ne le fait pas à un animal!" crie-t-elle.Cramponnée à la barre, les joues noyées de larmes, elle vacille. À la quest° de son avocat "qu'attendez-vous de ce procès?", María crache sa colère "je veux qu'il paye!!" clame-t-elle dans le silence de la cour.
Je reste imperturbable, comme mes collègues du siège, car il le faut. L'émotion n'a pas de place chez moi, pas maintenant. Je sens les jurés émus, ils gigotent un peu sur leurs chaises, détournent le regard... L'1 d'entre eux le pose sur Victor et je perçois un éclat de colère.
L'avocat général n'a pas de question, la défense tassée sur sa chaise n'en a pas non plus... Chancelante María retourne s'asseoir, à côté de l'interprète. Au long des débats que María ne comprend pas entièrement, elle attrape au vol, par moments, un mot, plus dur que d'autres.
On entend alors distinctement ses pleurs,que la présidente de la cour feint de ne pas entendre. Je sens qu'elle est mal à l'aise avec cette douleur,omniprésente, démonstrative.Quand María pleure + fort, elle hausse la voix. L'huissier se précipite, 1 verre d'eau, 1 mouchoir...
La présidente suspend l'audience quelques instants, consacrés à soutenir les jurés pour mon collègue assesseur et moi, tandis que la présidente gère un souci d'organisation avec son greffier. On reprend l'audience avec de nouveau Victor sous le feu des questions.
La présidente, l'avocat de María et l'avocat général s'escriment et insistent, un tir croisé de questions, mais qui toutes crient la même incompréhension : pourquoi? Mais enfin, POURQUOI ?
Victor était 1 client régulier d'Ana, depuis des mois. Selon les proches de la victime, il était correct, pas bizarre, il venait, parfois avec des petits cadeaux mais rien d'extravagant, il payait. Il papotait avec Ana, ah c'était sommaire, elle parlait peu le français...
Victor c'est 1 gars simple.Frustre a dit l'expert psychologue.Introverti. Limité au niveau cognitif, mais parfaitement conscient de ses actes & donc responsable pénalement a dit l'expert psychiatre. Il travaille, pour 1 revenu modeste, & c'est 1 vieux garçon qui vit avec sa mère.
Il raconte que ce jour là il a parlé avec Ana, de tout et de rien, un peu comme d'habitude. Il avait déjà payé, ça aussi comme d'habitude. Il lui a proposé 1 sortie tous les 2, et là, elle s'est moquée. Elle a ri. Et ça Victor n'a pas supporté, il a crié, il lui a mal parlé...
Alors Ana lui a dit de partir et l'a poussé vers la porte. Elle avait son caractère Ana. Il a exigé remboursement de la somme versée, pour rien... Elle a ricané et a refusé. Il l'a poussée, a saisi un couteau et en se mettant derrière Ana...
Son crime accompli, il est parti en courant, laissant la porte de l'appartement ouverte. Il a vite été identifié. Il n'avait pas lavé ses vêtements. Il a avoué, sans beaucoup d'affect... Des phrases courtes, un récit neutre. Il s'excuse, mais ça sonne creux.
Ça sonne d'autant plus creux que les pleurs de María résonnent fort. J'ai compris très vite que Victor fait ce qu'il peut... avec le bagage qui est le sien. Une famille où on parle peu, des sentiments qu'on n'exprime pas, l'habitude d'être seul, et taisant.
Expliquer ce passage à l'acte, se mettre à la place de l'autre, éprouver des vrais remords supposent 1 certain accès à l'abstraction... & ça Victor en est incapable. L'avocat de María insiste, l'avocat général aussi. Victor lâche des oui, des non, et surtout... des je sais pas.
La plaidoirie de la partie civile me hérisse ; l'avocat prononce mal, à plusieurs reprises, le nom d'Ana, et s'acharne à décrire Victor comme un monstre. Comme María, il réclame qu'il paie, qu'il paie à la hauteur de la douleur infligée, et de la souffrance de ceux qui restent !
L'avocat général ne me convainc pas plus, il décrit une bête, froide et calculatrice, qui a donné la mort sans hésiter et n'exprime pas, mis face à l'atrocité de son crime, le moindre remord... Il requiert 30 ans de réclusion criminelle. La peine maximale.
La défense s'efforce d'humaniser Victor, en lui prêtant des sentiments, des émotions et une culpabilité dévorante qui ne sont pas ressortis des débats... Maladroitement elle cherche à écorner l'image de la victime, qui aurait tout déclenché...
La parole en dernier, Victor se lève & dit qu'il a fait le mal, & sera puni pour ça. Qu'il ne comprend pas. Qu'il ne sait pas quoi dire. Il se rasseoit. La cour se retire pour délibérer; je ne vous dirai rien des débats, des discussions & des votes, la loi m'en fait interdiction.
Tard dans la soirée, Victor est condamné à 20 ans de réclusion criminelle. Je sais que cette peine n'est pas le prix du chagrin de María. Victor ne bronche pas, ne dit rien à l'énoncé du verdict.

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15 Feb
Plusieurs personnes m'ont demandé après avoir lu mes thread comment 1 magistrat fait pour supporter la souffrance au quotidien. Pour beaucoup d'entre nous, ça se fait aisément, comme un médecin supporte la douleur et parfois la mort. On le doit, pour les justiciables, on le fait.
Par contre les années passant je supporte de moins en moins les injonctions à faire mieux, à faire plus, sans les moyens qui vont avec. Le gouvernement qui se "saisit du problème", crée une nouvelle incrimination, une nouvelle procédure, balance du recrutement gadget...
Marre d'être comptable avec le greffe, les enquêteurs, les éducateurs PJJ, les conseillers d'insertion et de probation des ratés d'1 machine alors qu'au quotidien on HURLE qu'il lui manque des rouages. La réponse ? "Mettez de l'huile". Et ben scoop, la machine marche mal.
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15 Feb
Elle est petite & emmitouflée dans son grand manteau violet Carole, là, sur le banc des parties civiles pas loin de moi. C'est vrai qu'il fait froid dans la salle d'audience en cet après-midi de décembre. Comparution immédiate. Le fils de Carole joue dans la salle des pas perdus.
Surveillé par sa grand-mère, le petit Pierre, 5 ans, joue à sauter sur les grandes dalles en pierre du sol gris. Il n'a rien à faire dans 1 tribunal. Mais nous sommes là. Parce que Carole a 1 hématome violacé autour de son oeil. Que ce n'est pas la 1ère fois. Et que ça suffit.
Avant hier dans la soirée Carole a appelé les gendarmes, au 17. On a versé au dossier la bande son de l'appel. Carole appelle à l'aide & ce qui déchire le plus le coeur, ce ne sont même pas ses pleurs à elle mais la petite voix de son fils qui demande à son papa d'arrêter.
Read 25 tweets
8 Feb
Audience correctionnelle statuant en formation collégiale, j'ai ma tête des mauvais jours... aujourd'hui est présenté un dossier d'abus de faiblesse, et ça, votre petit Sir, ça le met tout chiffon. A la barre, Henri, la moustache sévère, l'air de la vertu outragée...
Sur le banc de la partie civile, un avocat seul, qui représente le tuteur d'Olga, 89 ans. Olga n'est pas là car elle ne comprend plus quel jour on est, ni même quelle année. Elle a été placée sous tutelle lorsque Jeanne, sa voisine, a alerté le maire, & les services sociaux.
Elle trouvait Olga de + en + désorientée, et de + en + seule aussi. Henri, son fils, a 1 à 1 résilié les contrats qu'Olga avait souscrits pour des services à domicile : le jardinier, l'entreprise de portage de repas, la femme de ménage, qu'Olga appelait sa "dame de compagnie"...
Read 25 tweets
7 Feb
Ouaaaaah + de 7000 !! 7000 à lire mes anecdotes, gratouiller virtuellement mes chats, vous moquer de mes pâtes au cookeo...
Donc à mes collègues parquetiers, mes copains juges, enquêteurs, avocats, & les autres ; ceux qui sont du monde du droit, et ceux qu'il intéresse ;
Les gros comptes, les ptits, les ptits comptes qui voudraient devenir gros ; ceux qui me contredisent, ceux qui me chahutent ; ceux qui ont toujours un avis ; ceux que j'adore sans les avoir jamais vus ; ceux avec qui je voudrais ferailler à l'audience ; ceux qui se dévoilent ;
Ceux qui ont plein de questions ; ceux qui follow en silence ; ceux qui manient les GIF comme des rois ; ceux qui toquent doucement en DM pour des avis, des conseils, des larmes ; ceux qui me font rire aux éclats, réfléchir, me remettre en question ;
Read 4 tweets
7 Feb
Il doit être + d'1h du matin lorsque le téléphone de perm sonne. C'est d'une voix pâteuse et éraillée que je réponds en m'extirpant du lit, pour ne pas réveiller monsieur Sir qui a le sommeil léger. Le compte rendu me fait l'effet d'une douche froide : un mort, et c'est criminel.
La suite les parquetiers la connaissent :bye bye le pyjama tout en appelant le proc pour le prévenir qu'on a 1 fait grave justifiant mon déplacement sur place, 1 peu d'eau froide sur le visage pour dissiper les dernières traces de sommeil, GPS et go pour + de 45 minutes de route.
Pas de pot ce coup ci, c'est loin et il pleut fort. Je vais vite, un peu trop. Arrivée à destination, la brigade des recherches est là ainsi que la brigade territoriale locale. On attend le médecin légiste. Le corps n'a pas été bougé, juste un peu protégé d'une bâche.
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6 Feb
Hier un de mes plus fidèles compagnons de galère a quitté le tribunal, pour partir à la retraite. J'etais toute jeune substitut et lui était déjà au tribunal depuis longtemps. Il y était rentré comme agent technique, et petit à petit était devenu un maillon indispensable.
Il était greffier (enfin catégorie C, il "faisait fonction" de greffier mais 0 différence) du TTR (la perm pénale), il tutoyait tous les enquêteurs, il connaissait toutes les ficelles.C'est à ses côtés que j'ai appris le métier, que j'ai fait des conneries, bricolé des solutions.
On a vécu les perm de folie, 3 téléphones sonnant non stop; les défèrements à la chaîne; les dossiers à 80 infractions qu'on enregistrait à 2 ("on fait la course?"). Il m'a vue hésiter, gueuler en défèrement, changer d'avis ("ok je vous mets pas à l'écrou, retour à la case JAP").
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