Elle est petite & emmitouflée dans son grand manteau violet Carole, là, sur le banc des parties civiles pas loin de moi. C'est vrai qu'il fait froid dans la salle d'audience en cet après-midi de décembre. Comparution immédiate. Le fils de Carole joue dans la salle des pas perdus.
Surveillé par sa grand-mère, le petit Pierre, 5 ans, joue à sauter sur les grandes dalles en pierre du sol gris. Il n'a rien à faire dans 1 tribunal. Mais nous sommes là. Parce que Carole a 1 hématome violacé autour de son oeil. Que ce n'est pas la 1ère fois. Et que ça suffit.
Avant hier dans la soirée Carole a appelé les gendarmes, au 17. On a versé au dossier la bande son de l'appel. Carole appelle à l'aide & ce qui déchire le plus le coeur, ce ne sont même pas ses pleurs à elle mais la petite voix de son fils qui demande à son papa d'arrêter.
Les gendarmes sont intervenus vite. Ils ont vu la maison où de nombreux objets étaient dégradés, Carole avec des marques au visage serrant son petit contre elle, et Mathieu, son compagnon et père du petit Pierre. Elle a chevroté qu'il lui avait fait mal - encore...
Mathieu n'a opposé nulle résistance quand les gendarmes lui ont notifié qu'il était placé en garde-à-vue. Carole a appelé sa mère qui est venue la soutenir et elles sont venues à la gendarmerie. Carole a expliqué la soirée, un repas normal, Pierre qui renverse son verre.
Mathieu commence à s'agacer... Carole sent la tension monter et tente de faire diversion mais trop tard. Son compagnon hausse le ton, Carole fait sortir Pierre de la pièce ; accusée de contester son autorité, elle tente de se défendre, "mais il a 5 ans..." Mathieu explose.
Il hurle, jette des objets, sur les murs, sur Carole, qu'il secoue, à qui il porte des coups, au buste, au visage, gifles mains ouvertes, coup de poing, coup de pied qui la met au sol, elle se recroqueville & attend que l'orage passe. Mathieu s'arrête au bout de longues minutes.
Il continue de crier, reproches, insultes. Pierre rentre dans le salon. Carole appelle le 17. C'est déjà arrivé, 2 mois avant, 1 scène moins violente ; elle avait dit aux gendarmes que c'était la 1ère fois... Mais elle avait menti, refusé de raconter & de déposer plainte.
En réalité ça fait des années, depuis qu'elle est tombée enceinte de Pierre. Ca a d'abord été insidieux. Les reproches, les mots qui font mal. Il était moins gentil. Elle l'a senti de plus en plus jaloux. Elle a pensé que le bébé qui arrivait, leur 1er, ça l'angoissait.
Voulant le rassurer, elle a laissé passer.Les mots sont devenus de + en + durs. Insultes. Injonctions. Ne pas sortir. Ne pas s'habiller comme ci. Bonne à rien, incapable. La 1ère gifle est tombée, sèche, alors que Carole avait du mal à mettre le body de Pierre, 10 jours.
Suivie d'excuses, de bonnes résolutions...Carole a laissé passer. La 2ème gifle n'a pas tardé. Carole craque devant les gendarmes et déroule presque 6 années de violences conjugales. La plupart du temps elle y échappe car elle a mis en place des stratégies pour ne pas l'énerver.
Au bout d'1 moment, comme si Mathieu avait emmagasiné trop de violence, la digue lâche et, stratégie ou pas, il se défoule sur elle, il hurle, il casse, il cogne. Pierre n'est jamais victime de coups... Mais il y assiste. Carole va à l'UMJ : 15 jours d'ITT, pas à cause des bleus
qui marquent son corps, mais parce qu'elle est au bout du rouleau.Elle n'en peut plus de cette trouille, tous les jours, faire attention, parer les crises, faire semblant, parer les coups...Mathieu reconnaît avoir pété 1 plomb selon la formule consacrée, mais le reste? Foutaises.
C'est la seule & unique fois qu'il l'a frappée, car elle l'a poussé à bout, comme souvent. Mais les gendarmes grattent. La mère de Carole la décrit comme éteinte depuis des années, ne riant plus, s'isolant.Elle a plusieurs fois vu des ecchymoses et a soupçonné des violences.
Carole a nié bien sûr... Les gendarmes entendent le médecin traitant, à qui Carole s'est confiée après s'être assurée qu'il n'en parlerait à personne. De manière édulcorée car elle avait peur quand même qu'il révèle son secret, elle lui a parlé des violences.
Il a pris des notes dans le dossier de Carole, notes qu'il remet. Elle a aussi parlé à sa meilleure amie, qui a vu des bleus, à qui elle a tout dit en lui faisant jurer de ne rien révéler, sinon elle nierait tout, & couperait les ponts... Les collègues ont aussi vu des marques.
Les voisins n'ont pas vu de violences mais entendu les hurlements de Mathieu, souvent, et la petite dame du n°7 qui portait des manches longues en été... Ils soupçonnaient, mais n'ont rien osé dire... Ils n'avaient pas de preuve et Carole était discrète, presque fuyante.
Mathieu conteste toujours mais le dossier contient suffisamment de preuves. Au vu de son casier judiciaire, comportant déjà d'anciennes mentions pour violences, de son positionnement, de celui de Carole qui est très fragile, je décide de le faire passer en comparution immédiate.
Carole est là. L'association d'aide aux victimes m'indique qu'elle a décliné la proposition d'assistance d'1 avocat. Elle ne veut "pas l'enfoncer"... Mathieu rentre, menotté. Dans leur échange de regards, je vois ce qui se joue : il la toise, l'oeil noir, elle baisse les yeux.
Elle se recroqueville + encore. Elle restera là, sur 1 petit coin de banc, pendant que Mathieu réaffirme sa version, 1 seul épisode de violences, 1 compagne hystérique & provocatrice... Il se tient bien droit à la barre. Carole maintient sa version, d'1 petite voix.
L'avocat de la défense lui demande pourquoi elle n'est pas partie, si c'était si horrible? "Parce que je l'aime, que Pierre a besoin d'un père, que je pensais qu'il changerait"...Carole se justifie. SE JUSTIFIE, alors que les larmes coulent de son oeil moitié fermé. Je bous.
Carole ne demande pas de dommages et intérêts, juste que ça s'arrête, qu'il la laisse tranquille. Quand vient le moment de requérir je demande au tribunal de ne pas céder à cette tentation d'exiger de Carole qu'elle explique pourquoi c'est arrivé, pourquoi elle a laissé faire ça.
Je raconte la terreur,je raconte l'emprise,je raconte les stratégies pour ne jamais mécontenter l'autre. Je déroule la honte, le sentiment d'échec, la conviction de pouvoir faire que ça s'arrange, & pourtant de sombrer plus encore. Je demande au tribunal de faire que ça s'arrête.
Je demande au tribunal de dire à Mathieu que c'est un homme violent, qui fait peur à sa compagne et fait croire à Pierre que la violence, la peur ont leur place dans 1 foyer. Je demande au tribunal de condamner Mathieu à 3 ans d'emprisonnement dont 18 mois avec sursis probatoire.
Pas de mandat de dépôt requis, Mathieu étant inséré, mais interdiction d'aller au domicile & d'entrer en contact avec Carole. Pour que ça s'arrête. Le tribunal suit ces réquisitions. Carole quitte le tribunal, toute petite dans son grand manteau violet.
NE LAISSEZ PAS PASSER.

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15 Feb
Plusieurs personnes m'ont demandé après avoir lu mes thread comment 1 magistrat fait pour supporter la souffrance au quotidien. Pour beaucoup d'entre nous, ça se fait aisément, comme un médecin supporte la douleur et parfois la mort. On le doit, pour les justiciables, on le fait.
Par contre les années passant je supporte de moins en moins les injonctions à faire mieux, à faire plus, sans les moyens qui vont avec. Le gouvernement qui se "saisit du problème", crée une nouvelle incrimination, une nouvelle procédure, balance du recrutement gadget...
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14 Feb
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8 Feb
Audience correctionnelle statuant en formation collégiale, j'ai ma tête des mauvais jours... aujourd'hui est présenté un dossier d'abus de faiblesse, et ça, votre petit Sir, ça le met tout chiffon. A la barre, Henri, la moustache sévère, l'air de la vertu outragée...
Sur le banc de la partie civile, un avocat seul, qui représente le tuteur d'Olga, 89 ans. Olga n'est pas là car elle ne comprend plus quel jour on est, ni même quelle année. Elle a été placée sous tutelle lorsque Jeanne, sa voisine, a alerté le maire, & les services sociaux.
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7 Feb
Ouaaaaah + de 7000 !! 7000 à lire mes anecdotes, gratouiller virtuellement mes chats, vous moquer de mes pâtes au cookeo...
Donc à mes collègues parquetiers, mes copains juges, enquêteurs, avocats, & les autres ; ceux qui sont du monde du droit, et ceux qu'il intéresse ;
Les gros comptes, les ptits, les ptits comptes qui voudraient devenir gros ; ceux qui me contredisent, ceux qui me chahutent ; ceux qui ont toujours un avis ; ceux que j'adore sans les avoir jamais vus ; ceux avec qui je voudrais ferailler à l'audience ; ceux qui se dévoilent ;
Ceux qui ont plein de questions ; ceux qui follow en silence ; ceux qui manient les GIF comme des rois ; ceux qui toquent doucement en DM pour des avis, des conseils, des larmes ; ceux qui me font rire aux éclats, réfléchir, me remettre en question ;
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7 Feb
Il doit être + d'1h du matin lorsque le téléphone de perm sonne. C'est d'une voix pâteuse et éraillée que je réponds en m'extirpant du lit, pour ne pas réveiller monsieur Sir qui a le sommeil léger. Le compte rendu me fait l'effet d'une douche froide : un mort, et c'est criminel.
La suite les parquetiers la connaissent :bye bye le pyjama tout en appelant le proc pour le prévenir qu'on a 1 fait grave justifiant mon déplacement sur place, 1 peu d'eau froide sur le visage pour dissiper les dernières traces de sommeil, GPS et go pour + de 45 minutes de route.
Pas de pot ce coup ci, c'est loin et il pleut fort. Je vais vite, un peu trop. Arrivée à destination, la brigade des recherches est là ainsi que la brigade territoriale locale. On attend le médecin légiste. Le corps n'a pas été bougé, juste un peu protégé d'une bâche.
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6 Feb
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