Audience correctionnelle statuant en formation collégiale, j'ai ma tête des mauvais jours... aujourd'hui est présenté un dossier d'abus de faiblesse, et ça, votre petit Sir, ça le met tout chiffon. A la barre, Henri, la moustache sévère, l'air de la vertu outragée...
Sur le banc de la partie civile, un avocat seul, qui représente le tuteur d'Olga, 89 ans. Olga n'est pas là car elle ne comprend plus quel jour on est, ni même quelle année. Elle a été placée sous tutelle lorsque Jeanne, sa voisine, a alerté le maire, & les services sociaux.
Elle trouvait Olga de + en + désorientée, et de + en + seule aussi. Henri, son fils, a 1 à 1 résilié les contrats qu'Olga avait souscrits pour des services à domicile : le jardinier, l'entreprise de portage de repas, la femme de ménage, qu'Olga appelait sa "dame de compagnie"...
Plus personne n'est venu. Olga a rassuré Jeanne : Henri s'occupait de tout, il ferait le jardin, lui amènerait à manger, et viendrait la voir... Les temps sont dirs a-t-elle dit, en haussant les épaules, il faut faire des économies, Henri l'a dit. Ça a étonné Jeanne...
Herbert, feu le mari d'Olga avait un petit pécule alors faire des économies?.. Mais bon si Henri l'a dit, un fils gentil, poli, tout le portrait de son père, chef d'entreprise en plus, il veillerait sur Olga! Et puis Jeanne n'aime pas se mêler des affaires des autres.
Mais Henri n'est pas beaucoup venu, 1 peu au début,puis plus du tout.Les volets étaient souvent fermés,Olga ne répondait plus au téléphone & ne sortait plus prendre le soleil dans son petit jardin qui avait laissé gagner les chardons.Des semaines, des mois sans presque la voir...
Jeanne était inquiète et a appelé Henri, qui l'a sèchement éconduite. De quel droit mettait-elle en doute la manière dont il s'occupait d'Olga? Il est venu quelques jours après, avec sa voiture toute neuve. Il a sorti sa maman dans le jardin. Jeanne l'a trouvée amaigrie.
Elle l'a saluée depuis sa terrasse, mais Olga a eu l'air de ne pas la reconnaître... Ni Garfield le chat du quartier que les vieilles dames nourrissent... Il a eu l'air de lui faire peur, et elle a crié. Henri est venu et a fait rentrer sa mère, Jeanne ne l'a pas trouvé gentil.
Elle a hésité longtemps Jeanne, mais qu'Olga était maigre... Et ces yeux, perdus dans le vague... Jeanne a profité d'un jour de marché pour dire au maire qu'elle était inquiète. C'est comme ça dans les petits villages. Il est passé voir Olga... Mais elle n'a pas ouvert.
Alors le maire a envoyé les assistantes sociales, elles ont insisté, insisté... Et Olga a ouvert. Une Olga squelettique, et toute voûtée dans sa chemise de nuit souillée. Elle est vite retournée s'asseoir devant la télé qui criait fort, elle avait l'air si fatiguée.
Les assistantes sociales ont vu le frigo vide, les placards aussi... les volets fermés, la maison sentant le moisi. Olga n'a pas su répondre à leurs questions : à part "Henri s'occupe de tout", elle ne sait pas quand on est, ni où, et elle n'a rien à dire. Ah si, elle a faim.
Les assistantes sociales n'avaient pas l'air contentes en sortant, Jeanne les a vues, elles ont discuté et passé des coups de fil. Le médecin du village est venu, puis une ambulance. Olga est partie. Jeanne est allée la voir a l'hôpital, mais son amie ne l'a pas reconnue.
Les gendarmes ont entendu Olga, à ma demande, les services sociaux ayant prévenu le parquet. Sévère désorientation, déshydratation, malnutrition...Le légiste & l'expert psychologue sont formels, Olga a manqué de soins & est vulnérable, atteinte de démence, due à son grand âge.
On a trouvé des papiers chez Olga, des procurations, des contrats, signés d'une petite écriture tremblante de vieille dame. Les gendarmes ont regardé les comptes... Presque vides, comme le frigo d'Olga. La mutuelle résiliée, les économies envolées...
Mais où est passé le pécule d'Herbert? Les gendarmes n'ont pas eu à chercher bien longtemps... la belle voiture d'Henri, un appartement en bord de mer, des vacances en famille au soleil - même qu'il avait envoyé une carte à Olga ("bisous mamie!! Benjamin").
Olga a été placée sous tutelle, pour que la pension de reversion d'Herbert puisse payer l'EHPAD. Le tuteur gère tout pour elle. De là bas, elle réclame Henri, ses petits-fils Benjamin et Maxime... Et Herbert.
Henri lui a été placé en garde-à-vue, abus de faiblesse. Ah il s'est insurgé Henri, lui qui prenait soin de sa mère, et tout cet argent, elle n'en avait pas besoin, alors que lui, son entreprise, avec la crise, il avait du mal... Et puis c'est son héritage non ?
Et il gérait mieux son argent qu'Olga, elle confond les euros & les francs! Alors oui il a fait signer des procurations, mais pour son bien! Elle se faisait dépouiller par le jardinier & cette "dame de compagnie" là... Le frigo vide ? Balivernes, c'est que sa mère est gloutonne!
Elle ne gère pas les courses qu'il fait pour elle...2 fois par mois. La nouvelle voiture? Un cadeau !! C'est interdit d'être gâté par sa mère ?? Elle savait TRES BIEN ce qu'elle signait... Le gendarme persifle, "je croyais qu'elle confondait les francs et les euros"?
Oui mais là NON! Henri s'enfonce, s'indigne, qu'on lui demande des comptes sur ce dont il a juste disposé de manière 1 peu anticipée, il trouve ça "grotesque". Je poursuis Henri, pour abus de faiblesse,pour avoir pillé les comptes de sa mère qui n'avait plus sa tête comme on dit.
A l'audience l'avocat du tuteur explique, pas de nouvelles de Henri à l'EHPAD, financé à grand peine par la pension d'Herbert & les aides de l'Etat.Pas de budget pour les extra. Olga papote avec les soignants, elle s'est remplumée mais les mois de privation ont laissé des traces.
C'est vrai qu'Olga gloutonne sourit l'avocat, comme si elle avait toujours peur de manquer...& elle réclame toujours sa famille. Au nom du tuteur, son conseil demande le remboursement des 170000€ détournés... La moustache d'Henri en frémit.
Elle n'a pas fini de frémir : je me lève & je dis à Henri ce que la société pense de son attitude, de ces signatures soutirées sur 1 coin de la vieille table d'Olga qui l'a vu petit dévorer ses tartines, de ses faux semblants, de son rutilant SUV pendant que sa mère avait FAIM...
Je réclame 1 sursis avec obligation de rembourser la victime, pour qu'Olga puisse faire venir le coiffeur & acheter ces chocolats 1 peu chers qu'elle aime bien, & je me rasseois. Henri est très en colère, il a entendu "emprisonnement" & même si c'est avec sursis, il est outré.
Son avocat tente ce qu'il peut, mais sa plaidoirie tombe à plat... Le tribunal n'a pu retenir qu'1 chose, c'est l'absence de mot de Henri pour Olga, ce silence, qui résonne de manière assourdissante. Quand il entend sa peine, conforme aux réquisitions, Henri se raidit, & s'en va.
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Ouaaaaah + de 7000 !! 7000 à lire mes anecdotes, gratouiller virtuellement mes chats, vous moquer de mes pâtes au cookeo...
Donc à mes collègues parquetiers, mes copains juges, enquêteurs, avocats, & les autres ; ceux qui sont du monde du droit, et ceux qu'il intéresse ;
Les gros comptes, les ptits, les ptits comptes qui voudraient devenir gros ; ceux qui me contredisent, ceux qui me chahutent ; ceux qui ont toujours un avis ; ceux que j'adore sans les avoir jamais vus ; ceux avec qui je voudrais ferailler à l'audience ; ceux qui se dévoilent ;
Ceux qui ont plein de questions ; ceux qui follow en silence ; ceux qui manient les GIF comme des rois ; ceux qui toquent doucement en DM pour des avis, des conseils, des larmes ; ceux qui me font rire aux éclats, réfléchir, me remettre en question ;
Il doit être + d'1h du matin lorsque le téléphone de perm sonne. C'est d'une voix pâteuse et éraillée que je réponds en m'extirpant du lit, pour ne pas réveiller monsieur Sir qui a le sommeil léger. Le compte rendu me fait l'effet d'une douche froide : un mort, et c'est criminel.
La suite les parquetiers la connaissent :bye bye le pyjama tout en appelant le proc pour le prévenir qu'on a 1 fait grave justifiant mon déplacement sur place, 1 peu d'eau froide sur le visage pour dissiper les dernières traces de sommeil, GPS et go pour + de 45 minutes de route.
Pas de pot ce coup ci, c'est loin et il pleut fort. Je vais vite, un peu trop. Arrivée à destination, la brigade des recherches est là ainsi que la brigade territoriale locale. On attend le médecin légiste. Le corps n'a pas été bougé, juste un peu protégé d'une bâche.
Hier un de mes plus fidèles compagnons de galère a quitté le tribunal, pour partir à la retraite. J'etais toute jeune substitut et lui était déjà au tribunal depuis longtemps. Il y était rentré comme agent technique, et petit à petit était devenu un maillon indispensable.
Il était greffier (enfin catégorie C, il "faisait fonction" de greffier mais 0 différence) du TTR (la perm pénale), il tutoyait tous les enquêteurs, il connaissait toutes les ficelles.C'est à ses côtés que j'ai appris le métier, que j'ai fait des conneries, bricolé des solutions.
On a vécu les perm de folie, 3 téléphones sonnant non stop; les défèrements à la chaîne; les dossiers à 80 infractions qu'on enregistrait à 2 ("on fait la course?"). Il m'a vue hésiter, gueuler en défèrement, changer d'avis ("ok je vous mets pas à l'écrou, retour à la case JAP").
Aujourd'hui avant de ré attaquer la semaine je vous parle du dossier qui a précipité, il y a quelques années, mon passage du parquet au siège. Les prénoms et circonstances ont été modifiés, évidemment, pour rendre méconnaissable ce dossier.
Je suis substitut de permanence quand l'hôpital m'appelle ce matin là pour me parler de Jules. Jules a un peu moins de deux mois et a été admis hier aux urgences, inconscient. Il présente un hématome sous dural massif, des hémorragies rétiniennes bilatérales (dans les 2 yeux).
Je ne suis pas médecin mais en tant que substitut en charge des mineurs je comprends très vite : Jules présente tous les symptômes d'un bébé qui a été secoué. Le médecin m'indique qu'il ne pense pas, au vu de l'état clinique de Jules, qu'il va s'en remettre.
Aujourd'hui je vais vous parler d'une jeune femme que j'ai connu à l'instruction, quand j'étais juge. Arrivée sur mon nouveau poste j'ai dévoré le plus vite possible les dossiers de mon cabinet où il y avait des détenus. Dans un de mes dossiers de meurtre, j'en avais 2.
1 homme d'à peu près 50 ans suspecté d'avoir tué 1 papi, et Marion, qui gravitait autour. C'était 1 dossier compliqué, 0 témoin direct, 1 scène de crime très mal exploitée, et 1 mis en cause qui niait fermement. Les 2 suspects étaient poly toxicomanes, sans domicile stable...
Et mon prédécesseur avait saisi le JLD, qui les avait placés en détention provisoire le temps que les investigations avancent. Ils avaient vu des experts, psychiatre, psychologue... Et les gendarmes avaient travaillé. Les choses étaient (un peu) plus claires sur lui.
Il y a des années, cabinet d'instruction, jour de confrontation. Dossier de viol dénoncé par une jeune femme contre un ex compagnon. Selon elle il lui a infligé un rapport sexuel d'une grande brutalité pour la "punir" de le quitter. Il nie, depuis le début.
J'ai entendu cette jeune femme, qui était en pleurs, très chamboulée, comme devant les gendarmes auparavant, comme devant l'expert psychologue qui l'a examinée et diagnostiquée comme souffrant d'un sévère "syndrome post traumatique".
Elle a déposé plainte plusieurs mois après les faits allégués, qui auraient eu lieu en extérieur. Le procureur m'a saisie de toute évidence au vu du caractère massif du syndrome post traumatique et son cortège habituel de symptômes, troubles du sommeil, troubles alimentaires...