Un samedi de perm. C'est l'été, il est tôt, l'air a cette fraîcheur si agréable... Je chantonne en allant au commissariat où je suis conviée au traditionnel petit dej-debrief organisé quand c'est 1 OPJ avec qui je m'entends bien qui est d'astreinte... Quand soudain je la croise.
Elle sort du commissariat. Elle a 1 poignet bandé, le bras immobilisé contre le buste. Elle porte un débardeur & sans exagérer, les parties visibles de son corps, visage inclus, sont presque recouvertes de meurtrissures, d'ecchymoses, de blessures. Sa lèvre est fendue
elle a le nez enflé, un oeil au beurre noir. Les épaules basses, les yeux dans le vague, elle ne répond pas à mon "bonjour" timide... Le petit air joyeux que je fredonnais reste coincé dans ma gorge, plus du tout envie de chanter. Je rejoins l'OPJ et bien sûr il m'explique
pendant qu'on prend le café. "Violences conjugales, l'auteur est en geôle, dégrisement". Je connais la victime, Nadège, quadra sous curatelle, que je n'ai pas reconnue. Elle a déjà été condamnée, de petits vols, des petites violences dans le milieu de la rue qu'elle fréquente.
Elle a un logement dont l'organisme en charge de sa curatelle veille à payer le loyer tous les mois, c'est la seule chose qui la différencie de ses amis d'infortune. Des amis avec qui Nadège partage un point commun, l'alcool, ingurgité par litres, tous les jours et les nuits.
Un alcool qui n'a rien de festif, un alcool qui assomme, abrutit, anesthésie les sentiments...1 alcool qui vous sèche et vous laisse KO sur place. Nadège, déjà peu armée pour la vie, noie consciencieusement ses maigres chances dans la mauvaise bière qui accompagne ses journées.
Cette nuit le commissariat a été appelé pour des hurlements de femme dans une résidence, les hurlements de Nadège qui ont réveillé des voisins. Le temps (pourtant court) qu'un équipage arrive sur place, Nadège a réussi à fuir son appart, pas assez vite...
Elle se trouve au sol, son agresseur la frappant à coups de pied. Immédiatement interpellé de manière assez musclée au vu de son état de fureur, il est ramené au commissariat et placé en garde-à-vue tandis que Nadège est transportée aux urgences, mal en point.
Elle a été auditionnée tôt ce matin, les urgences ayant appelé les policiers pour informer de sa sortie imminente et un équipage étant allé la chercher, pour s'assurer qu'elle vienne...Nadège raconte sa love story avec Yohan, 37 ans, qu'elle héberge depuis quelques mois.
Yohan il est "comme elle", c'est-à-dire en galère, sans famille, sans attaches, alors ils se sont cramponnés l'un à l'autre. Nadège a fourni le gîte, et de quoi s'abreuver. Oh il y avait déjà eu des violences mais rien de grave selon Nadège, des gifles, des coups de pied...
Ce n'est pas la 1ère fois que Nadège a des compagnons qui la battent. Elle a 2 enfants issus de relations aussi alcoolisées qu'empreintes de violences... Elle n'a pas réussi à s'en extraire et ses enfants ont été placés...Elle les voit, de loin en loin, en milieu médiatisé.
La nuit dernière raconte Nadège, Yohan l'a frappée pour rien, un mot de travers, une dispute sans aucun sens, tout est flou dans sa tête. Elle se souvient juste avoir cru mourir et avoir été "battue comme un homme", ce sont ses mots. Elle dépose plainte, et ne veut plus le voir.
L'OPJ lui a pris 1 rendez-vous à l'unité médico judiciaire. Mon café fini je vais au tribunal interroger le casier judiciaire et je prends connaissance des antécédents de Yohan, longue litanie de violences, de non paiement de pension alimentaire, de vols, d'usages de stupéfiants.
Dans l'après-midi je reçois le certificat du médecin légiste, 40 jours d'ITT: outre les nombreuses ecchymoses & dermabrasions relevées sur Nadège elle a le nez et le poignet cassés.Yohan a décuvé & se souvient s'être énervé et avoir "pété 1 boulard", selon ses termes, sur Nadège.
Il se souvient avoir frappé mais "pas tant que ça", "elle marque vite" explique-t-il lorsqu'on lui lit le cerrificat médical. Il reconnaît lui avoir déjà mis des gifles, des coups de poing ou de pied depuis qu'ils sont ensemble, "pas souvent, deux ou trois fois".
"Deux ou trois fois en tout?
- Deux ou trois par semaine!"
Je prolonge la garde-à-vue de Yohan en fin de journée. Il m'est déféré le dimanche, après audition de quelques proches du couple, des potes de galère qui confirment la main leste de Yohan et les coquards de Nadège.
Lundi, comparution immédiate. Nadège est là, avec son curateur. Elle est encore plus marquée que samedi. Elle est moins catégorique sur le fait qu'elle ne veut plus voir Yohan, même si elle maintient sa plainte et son récit de cette nuit, où elle a eu si peur.
Son curateur explique que gérer le budget de Nadège, c'est facile, mais qu'il ne peut pas être tout le temps derrière elle pour la protéger de ses compagnons, et d'elle-même. Il confirme l'avoir déjà accompagnée à plusieurs reprises au tribunal, comme prévenue ou victime.
Yohan s'excuse, ça sonne 1 peu faux mais puisque c'est ce qu'on attend de lui...Prématurément vieilli, marqué par l'alcool, les stup, la rue, il n'a pas de projet, pas de perspectives, pas d'attaches, plus de famille, 1 avocat de permanence qui fait ce qu'il peut,sans conviction.
Il n'a pas de réaction lorsqu'il prend une lourde peine d'emprisonnement avec 1 petite partie de mise à l'épreuve avec obligation de soins... Je ne l'avais pas requise car les précédentes mesures similaires ont toutes été révoquées mais le tribunal a voulu essayer, encore...
Peut-être que cette fois... Qui sait? Yohan ne forme pas appel de cette peine sévère, moi non plus car somme toute, le tribunal a quasiment suivi mes réquisitions... Yohan est transféré en centre pénitentiaire, où s'exécutent les longues peines.
Quelques temps + tard, en centre ville à la fin d'1 journée de travail, sans doute suis-je encore en train de fredonner quand je croise Nadège, que cette fois je reconnais aussitôt. J'esquisse un sourire pour la saluer mais elle ne me reconnaît pas, & mon sourire se fige.
Dans sa main droite toujours bandée, 1 bière. A son bras gauche 1 jeune homme, que j'ai fait condamner plusieurs fois pour des violences. Ils sont hilares et le regard embrumé par les vapeurs d'alcool. A bientôt Nadège...A bientôt. Je ne chante plus du tout en rentrant chez moi.

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15 Feb
Plusieurs personnes m'ont demandé après avoir lu mes thread comment 1 magistrat fait pour supporter la souffrance au quotidien. Pour beaucoup d'entre nous, ça se fait aisément, comme un médecin supporte la douleur et parfois la mort. On le doit, pour les justiciables, on le fait.
Par contre les années passant je supporte de moins en moins les injonctions à faire mieux, à faire plus, sans les moyens qui vont avec. Le gouvernement qui se "saisit du problème", crée une nouvelle incrimination, une nouvelle procédure, balance du recrutement gadget...
Marre d'être comptable avec le greffe, les enquêteurs, les éducateurs PJJ, les conseillers d'insertion et de probation des ratés d'1 machine alors qu'au quotidien on HURLE qu'il lui manque des rouages. La réponse ? "Mettez de l'huile". Et ben scoop, la machine marche mal.
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15 Feb
Elle est petite & emmitouflée dans son grand manteau violet Carole, là, sur le banc des parties civiles pas loin de moi. C'est vrai qu'il fait froid dans la salle d'audience en cet après-midi de décembre. Comparution immédiate. Le fils de Carole joue dans la salle des pas perdus.
Surveillé par sa grand-mère, le petit Pierre, 5 ans, joue à sauter sur les grandes dalles en pierre du sol gris. Il n'a rien à faire dans 1 tribunal. Mais nous sommes là. Parce que Carole a 1 hématome violacé autour de son oeil. Que ce n'est pas la 1ère fois. Et que ça suffit.
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14 Feb
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María ne parle pas français. Par le biais d'une interprète, la voix étranglée, elle raconte qu'Ana était une bonne maman. Elle s'occupait bien d'elle. Elle était venue en France parce que dans son pays, c'est la misère. María pensait qu'elle vendait des fruits et des légumes.
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8 Feb
Audience correctionnelle statuant en formation collégiale, j'ai ma tête des mauvais jours... aujourd'hui est présenté un dossier d'abus de faiblesse, et ça, votre petit Sir, ça le met tout chiffon. A la barre, Henri, la moustache sévère, l'air de la vertu outragée...
Sur le banc de la partie civile, un avocat seul, qui représente le tuteur d'Olga, 89 ans. Olga n'est pas là car elle ne comprend plus quel jour on est, ni même quelle année. Elle a été placée sous tutelle lorsque Jeanne, sa voisine, a alerté le maire, & les services sociaux.
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7 Feb
Ouaaaaah + de 7000 !! 7000 à lire mes anecdotes, gratouiller virtuellement mes chats, vous moquer de mes pâtes au cookeo...
Donc à mes collègues parquetiers, mes copains juges, enquêteurs, avocats, & les autres ; ceux qui sont du monde du droit, et ceux qu'il intéresse ;
Les gros comptes, les ptits, les ptits comptes qui voudraient devenir gros ; ceux qui me contredisent, ceux qui me chahutent ; ceux qui ont toujours un avis ; ceux que j'adore sans les avoir jamais vus ; ceux avec qui je voudrais ferailler à l'audience ; ceux qui se dévoilent ;
Ceux qui ont plein de questions ; ceux qui follow en silence ; ceux qui manient les GIF comme des rois ; ceux qui toquent doucement en DM pour des avis, des conseils, des larmes ; ceux qui me font rire aux éclats, réfléchir, me remettre en question ;
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7 Feb
Il doit être + d'1h du matin lorsque le téléphone de perm sonne. C'est d'une voix pâteuse et éraillée que je réponds en m'extirpant du lit, pour ne pas réveiller monsieur Sir qui a le sommeil léger. Le compte rendu me fait l'effet d'une douche froide : un mort, et c'est criminel.
La suite les parquetiers la connaissent :bye bye le pyjama tout en appelant le proc pour le prévenir qu'on a 1 fait grave justifiant mon déplacement sur place, 1 peu d'eau froide sur le visage pour dissiper les dernières traces de sommeil, GPS et go pour + de 45 minutes de route.
Pas de pot ce coup ci, c'est loin et il pleut fort. Je vais vite, un peu trop. Arrivée à destination, la brigade des recherches est là ainsi que la brigade territoriale locale. On attend le médecin légiste. Le corps n'a pas été bougé, juste un peu protégé d'une bâche.
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