« la Sécu est en réalité le fruit d'un consensus entre les différents partis politiques de l'époque »

Non !

(Un fil à dérouler)

factuel.afp.com/http%253A%252F…
Désolé AFP mais cet article n’aide pas à comprendre ce qu’il se passe en 1945.

S’il s’agit juste de dire que Croizat n’a pas créé la Sécu, il suffisait d’une phrase : il devient ministre du travail en novembre 1945 alors que les ordonnances sont d’octobre 1945.
L’enjeu est surtout de savoir quelles forces sociales ont créé la sécu. L’article reprend la thèse dominante en histoire selon laquelle la Sécu est le produit du consensus (le CNR, le gouvernement provisoire de de Gaulle, etc.).

Là il y a débat, et pour moi c’est non !
Le début : quelle est l’originalité de la sécu de 1945 ?

L’article de l’AFP souligne avec raison qu’il existe de longue date des lois de protection sociale en France. D’un point de vue politique, la Sécu de 1945 est en opposition avec toutes ces lois ‘sociales’ d’avant-guerre.
En effet, les lois d’avant-guerre se caractérisent par deux choses:
1) les députés ne les votent que contraints et forcés, les élites françaises se caractérisant par ce que le sociologue Henri Hatzfeld appelait « l’objection libérale ». Pas d’intervention de l’État dans le social
2) les lois sociales d’avant-guerre sont des lois de paternalisme social. La protection sociale est gérée par des notables du régime, principalement au travers des mutuelles de 1852/1898 (bourgeois, médecins, religieux, etc.) mais aussi avec les assurances sociales de 1928-1930.
Les ouvriers sont exclus de la gestion et cela a des conséquences dans l’accès aux droits qui est restreint. Les ouvriers sont suspectés de vouloir profiter du système et on invente (déjà) le ticket modérateur (part payé par l’assuré pour qu’il n’abuse pas !).
Les historiens soulignent souvent que le mouvement social avant-guerre ne voulait pas des assurances sociales et en fait il avait bien raison : les ouvriers savaient qu’ils auraient des contreparties faibles à leurs cotisations et qu’ils n’auraient pas le contrôle politique.
Voilà pourquoi (par ex) la CGT s’oppose à la loi sur les retraites ouvrières et paysanne avec le slogan: «La retraite pour les morts». Pourquoi cotiser pour une retraite à 60 ans si l’espérance de vie est inférieure ?

Il ne faut pas gérer le capitalisme mais le renverser.
Avant et pendant la guerre le mouvement social connait la répression. Sous Vichy les syndicats sont interdits et la Mutualité française ne trouve rien de mieux à faire que de dire que les principes de la charte du travail sont compatibles avec sa tradition de neutralité politique
Vichy veut une organisation des assurances sociales corporatiste avec pour inspiration l’ordre d’Ancien Régime. Parallèlement, toute une partie de l’élite médicale s’entend bien avec Vichy qui créé à ce moment-là… l’Ordre des médecins.
Pendant ce temps-là, le CNR écrit Les jours heureux avec le fameux « plan complet de sécurité sociale ». Oui, beaucoup forces politiques sont rassemblées dans le CNR… et surtout des forces qui se sont toujours opposées à l’autonomie ouvrière et aux assurances sociales!
Qui croit sérieusement que les ennemis d’avant-guerre sont devenus des amis après? Il n’y a pas de consensus : les uns et les autres font des concessions dans un contexte où les rouges sont armés du fait de la résistance et les autres sont majoritaires et soutenus les armés US.
L’originalité de la sécu en 1945 (en fait le régime général de sécurité sociale) c’est qu’elle est dirigée par les intéressés : 75% des sièges sont occupés par les ouvriers. Ils ont plus de pouvoir qu’avec la mutualité ou les assurances sociales d’avant-guerre.
Contrairement à Renault ou EDF la sécu est socialisée et pas nationalisée. Ce n’est pas le gouvernement qui dirige directement mais il doit composer avec les ouvriers. Pour la première fois depuis la Révolution de 1789 les ouvriers ont des droits politiques ET économiques.
Cela a des conséquences : les ouvriers à la sécu ne balancent pas l’argent par les fenêtres mais ils savent reconnaitre les besoins et ne pas suspecter les uns et les autres de fraude. Pas de Blanquer à la sécu qui pense qu’on va acheter des écrans plats avec les allocs…
D’ailleurs, les élections ne sont pas nécessairement sur liste syndicales. Les mutualistes se présentent aux premières élections et se font battre largement : 9% des suffrages contre 59% à la CGT. Surement un effet du passé…
Les médecins, la mutualité, les cadres (qu’on appelle alors les… collaborateurs), le patronat, l’église, etc. : ils ont tous la haine. Imaginez le mépris de classe d’un médecin qui doit négocier avec un métallo pour décider de ses honoraires !
En plus de la gestion par les intéressés, il y a deux autres originalités importantes en 1945 : la caisse unique pour tous les risques (santé, retraite, famille) et taux de cotisation interprofessionnel unique. L’enjeu est de taille : la construction d’une classe ouvrière unie.
Dès le début, il y a une lutte contre toutes les originalités de 1945 : les caisses sont séparées entre d’un côté famille et de l’autre santé/retraite, le taux de cotisation est plafonné, des régimes spéciaux sont maintenus/créés, etc.
Sous l’impulsion de la gauche (socialiste et radicale) et du centre, la mutualité se voit accorder une large place dans le nouveau système (notamment avec la loi Morice mais pas seulement) : gestion des fonctionnaires (MGEN), gestion du ticket modérateur, etc.
Durant toute la période les tensions sociales sont fortes du fait des pénuries. Il y a des tensions internes au mouvement social révolutionnaire. Un enjeu fort est la bataille de la production défendue par une partie de la CGT pour éviter la tutelle US (et ses prêts).
En 1947 les communistes se font éjecter du gouvernement et les militants syndicaux sont réprimés, notamment sous les coups des CRS du ministre de l’intérieur socialiste Jules Moch. C’est à cette période que nait le slogan « CRS, SS ».
La période est tout sauf au consensus. Elle me rappelle beaucoup la période 1792-1795 pendant laquelle la bourgeoisie a besoin des classes populaires pour se débarrasser de l’aristocratie intérieure et extérieure. Ça se fini en thermidor avec la répression des classes laborieuses
Entre 1943 (création du CNR) et 1947 (exclusion des communistes) l’enjeu est d’assurer la stabilité politique du régime en s’appuyant sur les classes laborieuses. Il faut les acheter. Dès que l’essentiel est assuré, la répression peut revenir.
Et la sécu ? Et bien dès 1949 il y a un débat à l’assemblée durant lequel la seule force politique à défendre inconditionnellement la sécu est… le PCF. Le MRP et la SFIO défendent mais en concédant beaucoup… notamment sur les mutuelles.
Par exemple, le ministre de la sécurité sociale du moment, le SFIO Daniel Mayer, insiste sur la très grande utilité de la mutualité (qui sort de la collaboration) pour humaniser la sécu... Vous pouvez retrouver une discussion sur ce débat ici :
Et de Gaulle ? Il est président du gouvernement provisoire à la libération et démissionne en… 1946, c’est-à-dire avant l’entrée en action de la sécu. Lui n’y est pas spécialement favorable mais doit composer avec le PCF dans un contexte où les USA préfèrent le général Giraud…
Sa grande finesse est de s’appuyer sur le PCF et l’URSS pour se faire une place aux yeux des américains. De toute façon il est isolé dans sa propre famille politique (la droite) ce qui le pousse à l’exil des 1946.
Son hostilité à la sécu gérée par les ouvriers va se voir à son retour aux affaire à l’occasion de la révolution algérienne. En 1967, c’est son ministre, Jean-Marcel Jeanneney qui détruit l’originalité de 1945. De Gaulle est pas contre la sécu, il veut sont étatisation !
L’ordonnance Jeanneney (qui rencontre une opposition sociale farouche) prévoit :
1) la fin des élections à la sécu au profit de la désignation,
2) la division des risques sociaux (avec la création de la Caisse nationale d’assurance maladie, vieillesse et la CAF).
3) la réduction de la part des représentants ouvriers de 75% à 50%. Avec le paritarisme, le patronat étant structurellement uni, il lui suffit de trouver un syndicaliste conciliant pour passer toutes ses réformes. C’est le début de la fin de la démocratie sociale.
Conclusion 1 : l’originalité de 1945 ce n’est pas la couverture obligatoire de risques sociaux. Cela existe avant et encore aujourd’hui en France. L’originalité c’est la sécu gérée par les intéressées, c’est le pouvoir ouvrier. Tout cela n’existe plus…
Conclusion 2 : dire la carte vitale c’est les communistes (Roussel) c’est être à mille lieues du sujet. Le capitalisme et l’État s’accommodent bien d’une couverture publique des risques sociaux (plein de pays en ont), ce qui les rend malade c’est le pouvoir ouvrier.
Conclusion 3 : la sécu de 1945 ce n’est pas (que) Croizat et le PCF, c’est un mouvement social anticapitaliste et anti-étatique qui prend ses racines dans la révolution française et qui se nourrit de la Commune et de la résistance. Non, la sécu de 1945 ce n’est pas le consensus.
PS à @mquijoux : voilà pourquoi j’écrivais il n’y a pas si longtemps que la Grande sécu c’est la victoire de de Gaulle sur Croizat. C’est la victoire d’une conception étatisée de la protection sociale publique contre une conception auto-organisée démocratique

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30 Nov
En préparation de la manifestation du 4 décembre en défense de l'hôpital public, voici un fil récapitulatif des "épisodes" précédents.

Synthèse : le gouvernement n'a tiré de leçon - ni du mouvement social de 2019 ni de la pandémie entamée en 2020.

1/7
Le "trou de la sécu" ça n'existe pas. C'est une construction politico-médiatique utilisée pour anesthésier le débat et imposer des réformes restrictives.
2/7
Depuis sa création en 1945 la sécurité sociale est critiquée dans son principe même et ce n'est que par la lutte qu'elle a pu être étendue.
3/7
Read 7 tweets
29 Sep
« La sécu, c’est généreux, mais avec la concurrence internationale on peut pas se la payer! Il faut baisser les charges! »

Vous pensez que c’est une idée neuve ? Non, c’est une critique aussi vielle que l’institution.

Un fil à partir du débat à l’assemblée nationale de… 1949.
Le libre échange n'est pas un phénomène neuf.

L’analyse des débat de 1949 montre la très grande clairvoyance des députés à ce sujet : la mise en concurrence avec des pays à salaires et à cotisations plus faibles est susceptible de nuire à la sécu !
Comme souvent le plus clair dans l’attaque est le député de droite Paul Reynaud pour qui la question des charges sociales doit être replacé « dans le cadre du problème français » : « sur le marché international, il ne suffit pas de se contempler il faut se comparer »
Read 14 tweets
30 Aug
« Vous savez, avec le vieillissement de la population, la sécu, on ne peut plus se la payer ! »

Vous pensez que c’est une idée neuve ? Non, c’est une critique aussi vielle que l’institution.
Un fil à partir du débat à l’assemblée nationale de… 1949. Image
Contrairement à la question de la fraude et des abus des assurés (⬇️), celle du vieillissement de la population n’est pas centrale en 1949. Mais elle fait tout de même son apparition et déjà se pose la question de l’allongement de la durée de cotisation !
Pour mémoire, les systèmes par capitalisation institués par les retraites ouvrières et paysannes (1910) et les assurances sociales (1928-30), sont un échec. C’est Vichy qui généralise la retraite par répartition avec l’allocation aux vieux travailleurs salariés (1941).
Read 20 tweets
23 Aug
« La sécu c’est bien, mais les gens en abusent, alors il faut la réformer ! »

Vous pensez que c’est une idée neuve ? Non, c’est une critique aussi vielle que l’institution.

Un fil à partir du débat à l’assemblée nationale de… 1949.
Lors du débat de 49 la question de la fraude et des abus des assurés est probablement celle qui occupe le plus les députés.

Voici quelques extraits des débats (illustrés par des copies du journal officiel).

Un antidote à ceux qui disent que la sécu serait victime de son succès.
Le député Jean Masson, radical-socialiste membre du gouvernement, énumère la liste des abus "biens connus » que le « gigantisme » de la Sécurité sociale laisse proliférer dans l’anonymat et l’irresponsabilité".
Read 16 tweets
23 Aug
Bientôt le projet de loi de financement de la sécurité sociale et l’élection présidentielle. On connait la musique : il va falloir faire des efforts et lutter contre le "trou de la sécu" !
J’ouvre un fil d’histoire éco pour montrer que cela n’a aucun sens.
Dans ce fil, je propose de montrer le non-sens du débat sur le trou de la sécu en rappelant que tous les arguments que l’on donne aujourd’hui sont en réalité aussi vieux que l’institution – l’enjeu étant moins le débat économique que le rapport de force politique.
La sécu telle qu’on la connait aujourd’hui nait des ordonnances du 4 et 19 octobre 1945. Or, très tôt les oppositions sont nombreuses et il faut se défaire de l’idée d’un grand consensus sur la construction de cette institution jusqu’aux terribles années 1980.
Read 9 tweets
18 Aug
La sécu, au bord du gouffre depuis sa création. 🙃
Un fil à partir des archives du Figaro (@Le_Figaro) entre 1945 et 1949.
L’ordonnance du 4 octobre 1945 institue la sécurité sociale en remplacement des Assurance sociales (crées en 1928-1930). Et c'est le début des contestations...
Dès le premier jour, le 4 octobre 1945, un article du figaro souligne le déficit des Assurance sociale à la libération (1 milliard par an) et, constant un bénéfice prévu de 1,5 milliards pour 1945, pose la question :

« Le gouffre est comblé. Le restera-t-il longtemps ? »
Read 33 tweets

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