[Thread] L’annonce de l’arrêt de @BuzzFeedFrance est symptomatique d’une crise des médias, au sens large, bien plus sérieuse qu’elle n’en avait déjà l’air. J’ai le sentiment que l’on a atteint un milestone.
Je ne parlerai néanmoins que de ma petite expérience : celle de la presse en ligne. J’ai intégré mon premier site Web en 2010. 2010, vous savez, c’est cette période où les rédactions papier se disaient qu’il "fallait" un site, mais éprouvaient pour eux un certain mépris.
Cette crise, aujourd’hui, s’articule sur trois niveaux. C’est là que c’est vraiment la cata comme jamais.
-Le premier concerne le modèle économique des médias Web, qui n’a jamais été aussi précaire — et on sait à quel point il l’est depuis longtemps maintenant. En 2010, on ne rentrait pas d’argent. Du tout. En 2014, ce temps était déjà loin : le brand content était devenu roi.
En 2016, nouveau scénario : c’est sur les réseaux sociaux qu’il fallait aller ramasser la monnaie. C’est ce qu’a choisi de faire BuzzFeed, et de nombreux autres sites, comme le mien. Nous avons tout misé sur les revenus publicitaires générés sur nos réseaux.
Vous connaissez la suite. Début 2018, Facebook a soufflé sur le château de cartes en modifiant son algorithme. Un vrai carnage.
Tout ceci laisse transparaître quelque chose de grave : nos patrons ne sont plus capables de prévoir quoi que ce soit, même sur un an.
Ils naviguent à vue. Le Discover de Snap ? Les vidéos courtes ? AMP de Google ? Le 100 % premium ? Le tout-papier ? (Bon, le tout-papier ça sent franchement la mauvaise idée...). Ils ne savent plus. Ils sont perdus. Nous, journalistes, aussi.
En conséquence, de très nombreuses rédactions souffrent comme jamais. Malgré leur travail parfois de grande qualité. @BuzzFeedFrance en est le meilleur exemple. Mais à part mes potes journalistes, j’ai l’impression que personne ne savait que BuzzFeed faisait du super boulot.
-Ce qui m’amène au deuxième niveau de crise : notre lectorat. Il ne sait pas ce qu’on fait. Souvent même, il nous méprise. Alors oui, le désamour des Français pour leurs journalistes, c’est un truc vieux comme le monde, blabla... Mais cette fois, je vous jure que c’est différent.
Je n’ai jamais ressenti autant de mépris pour mon métier. J’ai aussi lu un nombre de commentaires hallucinant dans lequels les internautes se réjouissaient de la fermeture de BuzzFeed, alors même que cette rédaction a sorti du solide. Pourquoi le grand public ne le sait pas, ça ?
Parce qu’on n’a plus les moyens de le faire savoir. Parce qu’on est obligés, parfois, de faire, à côté de bons papiers, de la merde éditoriale pour survivre. Et ça brouille tout.
-Voilà le troisième niveau de crise, le plus triste : le métier de journaliste. Il ne fait plus rêver personne. Je n’ai jamais entendu autant de désirs de reconversion exprimés à haute voix que ces derniers mois.
Les plus jeunes journalistes ne savent même plus où ils rêvent de bosser. Normal, plus rien ne fait rêver.
Je n’ai pas de conclusion à tout ça. Je sais juste que j’aime mon métier, et que je vais m’accrocher encore un peu, parce que j’ai la chance d’avoir un CDI dans une rédaction qui a beaucoup de problèmes, certes, mais aussi encore plein de belles choses à m’apporter, je le crois.
À tous mes confrères/sœurs journalistes qui décident d’arrêter, je les comprends, et les soutiens pour la suite.
À nos lecteurs : abonnez-vous aux médias que vous aimez, si vous en avez les moyens (s’ils proposent une offre premium). Car la presse en ligne gratuite, lorsqu’elle est gouvernée par des entités comme Facebook, est toxique. Pour nous, pour vous. Et pour l’information en général.
