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La lumière doit-elle se plier à la théorie d’un juif allemand anarchiste ?
Il y a 100 ans grâce à une éclipse de Soleil on put répondre : oui.
Mais… et si on nous avait menti ?...
Les héros de ce fil se nomment Albert Einstein et Arthur Eddington.
👇👇👇
Le 29 mai 1919, une expédition dirigée par l'astronome britannique Eddington s’installa sur l’Ile de Principe, possession coloniale portugaise au large des côtes africaines. Elle prit une série de clichés de l’éclipse totale de Soleil, sur lesquels on distingue quelques étoiles.
6 mois plus tard, le monde apprend que ces clichés permettent de mesurer une déflexion de la lumière des étoiles par le soleil, conforme aux prédictions de la relativité générale. C’est un triomphe pour cette théorie d’Einstein, qui devient du jour au lendemain le nouveau Newton.
La popularité d’Einstein ne fit ensuite que croître auprès du grand public, jusqu’à ce qu’il devienne le savant le plus célèbre de l’histoire.
Pourtant, à partir des années 1980, une rumeur se développa.
Eddington aurait sélectionné les résultats favorables à la théorie d’Einstein.
Il se serait laissé aveugler par son adhésion à la théorie, et aurait voulu, après la guerre, faire un geste de réconciliation.
C’est par exemple la thèse défendue ici par Jean-Marc Bonnet-Bidaud (@jmbobi) dans un article paru dans la revue @cieletespace en mai 2008, apparemment bien argumenté, s’appuyant sur des travaux d’historiens des sciences.
Science ou manipulation ? L’enjeu est important, car si la validité de la théorie de la relativité d’Einstein est aujourd’hui confirmée par de multiples tests, ce sont les mesures de 1919 qui ont entrainé l’adhésion…
… de la communauté scientifique à la théorie de la relativité générale, marquant un véritable tournant dans l’histoire de la physique.
La communauté scientifique toute entière s’est-elle laissée manipuler par un savant trop désireux de prouver ce dont il était convaincu ?
Creusons un peu cette histoire, ça vaut le coup...
Un peu de physique d’abord. Newton, avec sa théorie de la gravitation, avait expliqué le mouvement de corps comme les planètes, ou la pomme. Mais comment se comporte la lumière ?
Question qu’on s’était déjà posée à l’époque. Si on considère que la lumière est formée de petits corpuscules sensibles à la gravitation, on peut calculer une certaine déviation par un corps massif comme le Soleil.
Un rayon de lumière tangent à sa surface devrait être dévié de 0,87 seconde d’arc. Un angle très petit, environ 2000 fois plus petit que le diamètre apparent du Soleil.
On ne s’en préoccupa pas beaucoup plus que cela jusqu’à Einstein.
En 1911, dans le cadre de sa première théorie de la relativité, dite « restreinte » (de 1905), Einstein montra que la lumière devait bien être déviée par un corps massif, et fit un calcul… qui donna le même résultat que celui fait avec la théorie de Newton.
Einstein envisagea la possibilité de le vérifier lors d’une éclipse de Soleil, permettant d’observer la position apparente des étoiles proches de l’astre, et de voir si elles étaient légèrement différentes de celles qu’elles ont habituellement.
Mais la guerre empêcha les expéditions prévues. Et finalement, tant mieux pour Einstein, car sa théorie n’était pas encore aboutie. Ce n’est qu’en 1915 qu’il publia sa théorie de la relativité générale.
La relativité générale explique la gravitation par une simple propriété de l’espace-temps, courbé par la masse. Le rayon de lumière, en fait, se déplace en ligne droite. C’est la ligne droite, qui est courbée avec l’espace lui-même. Un peu abstrait, mais génial 😉
Reprenant le calcul de la déviation lumineuse avec sa nouvelle théorie, Einstein calcula qu’elle devait être de 1,74 seconde d’arc, exactement deux fois plus que la déviation calculée dans le modèle de Newton.
Il n’y avait « plus qu’à » mesurer.
Ce sera l’objet de la mission d’observation de l’éclipse du 29 mai 1919. Une éclipse exceptionnelle, car il y devait y avoir des étoiles très brillantes à proximité du Soleil ce jour-là : l’amas des Hyades (ici photographié la nuit).
C’était une condition indispensable car des étoiles moins brillantes auraient été noyées dans l’éclat de la couronne solaire.
En réalité, deux expéditions eurent lieu. Celle d’Eddington à Principe, et une autre à Sobral, au Brésil.
Dans les deux cas, il y avait des lunettes de 20cm de diamètre, et à Sobral, il y avait aussi une lunette plus petite de 10cm. Le système était d’ailleurs assez compliqué, les lunettes étant fixes et la lumière du Soleil renvoyée par des miroirs mobiles.
Les résultats furent rendus publics le 6 novembre 1919, à Londres, lors d’une réunion commune de la Royal Society et de la Royal Astronomical Society. La publication peut être téléchargée ici.
royalsocietypublishing.org/doi/pdf/10.109…
Le traitement des mesures de Principe et de la petite lunette de Sobral donnait un résultat proche de la théorie d’Einstein, alors que celui des mesures de la grande lunette de Sobral donnait un résultat proche de ce que prévoyait Newton.
Ces derniers résultats correspondaient à un plus grand nombre de plaques, et les conditions météo étaient meilleures à Sobral qu’à Principe. Et pourtant, ces résultats furent considérés comme non significatifs.
Ce traitement des observations n’a pas été caché à l’époque, mais il ne dérangea pas la communauté scientifique, qui vit surtout le triomphe de la théorie d’Einstein. C’est longtemps après que la polémique se développa.
A partir des années 1970, une préoccupation récurrente des historiens des sciences était de démonter les récits trop linéaires, pour montrer que la démarche réelle des scientifiques n’était pas aussi rationnelle et objective qu’ils le prétendent a posteriori.
C’est dans ce cadre qu’en 1980 un travail exhuma les incertitudes dans les résultats de 1919, et le doute rétrospectif qu’on pouvait avoir sur leur interprétation en faveur d’Einstein. On pouvait suspecter qu’Eddington avait été fortement influencé par ses a priori.
Un aspect des choses mis en avant était politique. Eddington avait été un des premiers à comprendre et à soutenir la théorie de la Relativité. Mais il avait aussi un point commun avec Einstein : le rejet du militarisme. Eddington était très croyant, de la secte Quaker…
… et avait refusé de partir à la guerre. Il voyait certainement dans son soutien actif à la théorie d’Einstein un geste très fort en faveur de la réconciliation avec le peuple allemand après ces années de massacres.
Tout était donc en place pour que cette histoire, transmise au grand public, devienne le récit d’une falsification scientifique ou au moins d’une manipulation des données – motivée en partie par des biais idéologiques.
Elle a été intégrée plus ou moins comme telle, dans divers ouvrages, comme ceux-ci.
Sauf que… des travaux plus récents nuancent pour le moins le tableau. En 2007, l’historien des sciences @KennefickDaniel, publia une analyse très détaillée des divers aspects de la question. Son verdict était net : Eddington est innocent.
nature.com/news/2007/0709…
Cette année, à l’occasion du centenaire, @KennefickDaniel publie d’ailleurs un livre consacré aux expéditions de mai 1919. Le titre est explicite.
Rappelons d’abord que ces mesures étaient extrêmement délicates : détecter de toutes petites variations de position sur des plaques photo, en essayant de corriger les diverses sources d’erreurs systématiques dont on avait connaissance.
Sans rentrer dans les détails techniques (voir l’article ci-dessous), Kennefick démontre qu’en 1919 il y avait des raisons objectives de ne pas prendre en compte les résultats calculés à partir de la lunette de 20cm de Sobral.
arxiv.org/ftp/arxiv/pape…
Dès le jour de l’éclipse, on s’était rendu compte qu’il y avait un problème avec cet appareil, comme le montre cet extrait de la publication de novembre 1919, reprenant ce qui avait été noté sur le moment. La chaleur du soleil avait déréglé l’instrument.
Kennefick prouve aussi que le choix de ne pas en tenir compte n’est pas dû à Eddington, mais avait été fait préalablement par les membres de l’autre équipe, dont l’orientation était au contraire sceptique par rapport à la théorie d’Einstein.
La publication de l’ensemble des résultats a été assurée par Dyson, qui chapeautait toute la mission. Or au départ il n’était pas convaincu non plus de la théorie de la relativité générale.
Ainsi, une lecture soigneuse de l’ensemble des documents remettait en cause la thèse d’un Eddington choisissant des mesures favorables à ses convictions.
Enfin, @KennefickDaniel retrouva également un travail publié en 1979 : des chercheurs avaient montré par une analyse moderne des plaques photo de la grande lunette de Sobral qu’on pouvait y mesurer une déviation correspondant à la théorie de la relativité générale.
C’est le mode de traitement trop sommaire de 1919 qui avait entraîné une erreur systématique donnant des résultats de déviation trop faible. En réalité, vu les doutes qui planaient sur ces plaques, et la difficulté de les traiter…
… les membres de l’équipe de Sobral s’étaient contentés d’un traitement trop sommaire, avant de finalement ne pas prendre en compte les résultats obtenus avec cet appareil.
Il faut répéter que ces mesures de l’éclipse, délicates et imprécises, n’avaient pas comme ambition de « prouver » la relativité générale, mais plutôt soit d’en apporter une confirmation, soit au contraire de la rendre plus improbable.
C’était déjà beaucoup. Pour la première fois on avait mesuré une déflexion de la lumière. Ces mesures ont donc été un tournant dans l’histoire de la physique parce qu’elles ont fait pencher, pour de bonnes raisons, la communauté scientifique en faveur de la théorie d’Einstein
Une théorie qui a été confirmée depuis par bien des observations : mirages gravitationnels, ondes gravitationnelles, et jusqu’à l’image récente d’un trou noir.
Au final, donc, on peut dire qu’il est très hasardeux d’utiliser cette affaire comme un exemple démontrant que les convictions d’un scientifique biaisent les résultats obtenus.
Les historiens des sciences et les journalistes qui voulaient montrer par ce cas que les scientifiques n’obéissent pas à une démarche rationnelle (ce qui est exact, en général)… ont en fait démontré cela sur leur propre démarche
Cette histoire de manipulation des données par Eddington collait trop à leurs propres thèses pour qu’ils la regardent de manière suffisamment critique.
Cette histoire d’arroseur arrosé ne doit pas conduire à rejeter l’histoire sociale des sciences. Elle montre simplement qu’il faut la faire sérieusement, là aussi, avec une démarche scientifique rigoureuse 😊.
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