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Pour gérer des salariés, on peut leur donner des primes s'ils sont performants. Ou baisser leur prime sinon. Adopter des indicateurs de gestion, est-ce une manière de mieux manager ? Certainement pas. #ThreadDuVendredi
Aujourd’hui, on s'intéresse à un petit livre de Maya Bacache-Beauvallet, Les stratégies absurdes. Comment faire pire en croyant faire mieux (2009). Titre et sous-titre qui laissent entendre une analyse des défauts de la rationalité, à la Elster.
En fait, l'auteure s'intéresse au succès des indicateurs de performance, qui permettent d'après leurs promoteurs d'aligner les incitations des agents avec celles de leurs principaux. Pour parler clair : de faire bosser des gens comme vous le souhaitez.
L'idée paraît simple : tous les commerciaux savent qu'ils seront évalués sur leurs chiffres de vente, de + en + de chercheurs sont attentif.ve.s à leur h-index, et les étudiant.e.s ont l'habitude des notes. Dans tous les cas,
il s'agit de trouver les carottes ou les bâtons pour faire en sorte que ceux qui travaillent le fassent le mieux possible, du point de vue de ceux qui leur donnent du travail à faire, et éventuellement les financent.
De surcroît, mettre en place des indicateurs de gestion permet en apparence d'économiser ce travail fastidieux et artisanal qu'est le management. Donnez un objectif à atteindre à vos salarié.e.s, et laissez-les se débrouiller : c'est + simple.
Si vous vous inquiétez des tire-au-flanc, surveillez leurs heures de travail, ou leur performance quotidienne, le nombre de pièces qu'ils montent sur un chassis ou le nombre d'appels qu'ils passent par heure : dans tous les cas,
+ on chiffre, + on a le sentiment d'avoir un pilotage rigoureux, objectif, et facile. Or, comme le montre Maya Bacache-Beauvallet (MBB), on peut observer des tas d'effets pervers qui rendent ce préjugé infondé.
En une douzaine de chapitres, MBB présente des recherches en économie dans lesquelle on constate et on rend raison de ces effets pervers. Par exemple : récompenser la peformance collective d'une équipe, cela conduit les meilleurs à lever le pied.
(à quoi bon vous décarcasser si vous ne gagnez pas plus que la moyenne?) Si tous les salarié.e.s sont parfaitement semblables, alors l'indicateur est pertinent – pas s'il y a de grosses différences de productivité individuelle.
Ou encore : si votre job consiste à donner des notes à des patineurs artistiques, mais que vous notez trop différemment des autres juges (écart-type élevé), on ne vous rappelle pas. Donc : tous les juges ont un comportement moutonnier.
C'est un pb pour le patinage artistique, mais aussi pour tous les indicateurs qui incitent à dire la même chose que son collègue, pire : que son patron. Car lorsque vos collègues ou votre patron ont besoin d'infos fiables, ils ou elles ne peuvent pas compter sur vous.
Deux autres exemples. « La technique du salami », c'est celle qui consiste à couper des tranches + fines dans un même saucisson, si on vous demande d'augmenter le nombre de tranches produites / heure.
L'objectif était de produire + de saucisson ? OK, mais vous l'avez rempli si vous coupez + de tranches, c'est tout. C'est ce que Merton (que l'auteure ne cite pas) appelle le « déplacement des buts » dans les bureaucraties.
Cela donne bien sûr lieu à tout un tas d'applications : on remplit l'objectif, pas +, pas -. Y compris si on doit attendre le dernier moment pour s'y mettre (et s'économiser pendant des mois), ce qui conduit les commerciaux à vendre beaucoup +
juste avant la fin de la clôture des comptes de leur entreprise, pour ne pas rater leur prime. Pire encore : on en vient à gérer des administrations entières, notamment les plus régaliennes (le ministère de la justice),
par le biais d'indicateurs chiffrés que les salarié.e.s s'efforcent de mettre en œuvre, de comprendre (pas toujours évident), et d'atteindre, en délaissant complètement leurs missions non chiffrables, pourtant les + cruciales (rendre équitablement la justice).
MBB a des mots très durs pour la LOLF, loi organique consistant à mettre en œuvre des batteries d'indicateurs chiffrables pour évaluer les politiques publiques. Ça prend du temps, ça surcharge de prescriptions les travailleur.ses,
et surtout ça aboutit à quantité d'effets pervers qui se résument à une « politique du chiffre ». Pour réduire les délais de traitement des affaires judiciaires, on peut par exemple instruire + vite et moins bien. Ou évacuer les dossiers les + lourds.
Bref, MBB rappelle finalement que, derrière le choix, le paramétrage, et le pilotage des indicateurs de gestion, il y a des décisions, dont certaines devraient être des décisions politiques (veut-on une justice + rapide pour *toutes* les affaires?)
L'ouvrage se clôt sur des recommandations de prudence, et sur un hommage au caractère artisanal du management, qui demande de vraies personnes capables de se déplacer sur le terrain pour évaluer ce qui fonctionne ou pas.
Cela rejoint des recherches sur les dispositifs de gestion, qui montrent combien la rationalité brandie par leurs promoteurs cache soit de gros effets pervers, soit même une incapacité à saisir par ce biais le travail que l'on est supposé mesurer :
Voir notamment les travaux de Valérie @VBoussard & S Maugeri editions-harmattan.fr/index.asp?navi…, ou d'Eve Chiapello & Patrick Gilbert : editionsladecouverte.fr/catalogue/inde…
Une des questions que laisse en suspens le livre de MBB, c'est en effet la raison pour laquelle des outils si décevant sont néanmoins de plus en plus répandus, en-dehors d'un effet de mode qu'elle évoque de manière assez ironique.
L'une des réponses, c'est qu'on peut ainsi court-circuiter le management intermédiaire : « les chiffres », censés parler d'eux-mêmes, remontent directement aux directions générales. C'est efficace... sur le papier. Mais ce simulacre d'efficacité
suffit à persuader les DG de continuer à mettre en œuvre des indicateurs, même s'ils sont imparfaits. D'autres sociologues ont travaillé sur cette illusion de maîtrise dont on se satisfait (F. Dupuy notamment). C'est paraît-il encore + répandu en France... Le débat est ouvert !
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