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On ne peut pas prévoir avec certitude les conséquences les plus catastrophiques du réchauffement climatique, mais on sait qu'elles peuvent se produire. Or les économistes ont tendance à les négliger.
#ThreadDuVendredi #climatechange #Weitzman
Dans un article de 2009, Martin Weitzman, un des économistes du changement climatique les plus éminents, s'attaque aux scénarios dans lesquels le changement climatique devient, à l'avenir (dans 200 ans), absolument invivable.
Une température terrestre qui s'échauffe de +20°C, on ne sait pas ce que ça donne : il faut revenir plusieurs dizaines de millions d'années en arrière pour trouver des températures similaires. Mais on peut être quasi certains que la vie sur Terre sera bouleversée,
qu'il y aura des extinctions d'espèce en masse, une élévation de 30m du niveau de la mer, etc. Oui, mais ce n'est pas certain, c'est même peu probable, et puis c'est dans longtemps... Voilà la manière dont on traite habituellement ce scénario.
« On » : l'opinion publique, mais aussi et surtout les modèles économiques du changement climatique, dit Weitzmann. Ces derniers sont en effet fondés sur une analyse coût-bénéfice : qu'est-ce qu'on perd comme richesse maintenant,
si l'on réduit les dommages à l'environnement (et donc la possibilité de richesses futures) dans les années qui viennent ? Ce genre d'analyses est nécessaire, bien sûr. Mais ce que Weitzmann fait remarquer, c'est que les modèles les plus répandus
ont tendance à faire comme si les scénarios centraux étaient ceux où la température mondiale se réchauffe de +2°, +4° max, en traitant les scénarios où le réchauffement atteint +10° comme hautement improbables, donc négligeables.
Or c'est bien le problème central ici : même des évènements dont la probabilité est très faible (<1% par exemple) ne sont pas du tout négligeables. Pour deux raisons.
1⃣D'une part, la croissance des émissions de gaz à effet de serre (GES) a des implications que nous ne connaissons pas encore complètement : la fonction de dommage qui lie la croissance des GES et la réduction de la richesse future, est donc incertaine.
Weitzman doute que l'on puisse s'en tirer en supposant que les dommages suivent une distribution aléatoire « à queue fine », comme celle d'une loi normale par exemple. OK, ça devient technique, il va falloir ouvrir une parenthèse stat, en 4 tweets.
Mettons que vous mesuriez la température dans une ville donnée, plusieurs années de suite, le 1er janvier. Vous obtiendrez des valeurs différentes, mais qui gravitent autour d'une moyenne. La courbe du nombre d'occurrences
de la valeur t (température observée) ressemble à une cloche : il y a très peu d'occurrences où vous avez mesuré une température très éloignée de la moyenne, et beaucoup pour le contraire. Concrètement, on peut donc se dire qu'il y a une chance
quasi-nulle qu'il fasse 40°C, le 1er janvier, à Lille (mettons). Et une chance encore plus faible qu'il fasse 80°C. Etc. Cette variable suit une loi normale (dite aussi de Gauss, d'où le nom de « gaussienne » pour la courbe de sa densité).
Mais, affirme Weitzman, l'impact des émissions de GES sur le réchauffement climatique ne suit pas une jolie courbe en cloche : on n'est pas sûrs, pour des tas de raisons (dont certaines encore inconnues), que la probabilité d'un réchauffement à +20°C soit vraiment très faible
dans les 200 ans à venir. Il faut donc se donner des modèles dans lesquelles les distributions des évènements (et leur loi de probabilité) ont une « queue épaisse » : la probabilité tend vers 0 quand on va vers +∞ (peu de chances qu'il fasse +2000°C un jour sur terre),
mais elle tend moins vite que ce qu'on obtient avec une loi normale (la courbe en cloche). C'est donc bien l'existence d'évènements catastrophiques, même très peu probables, qui ne peut être complètement négligée
(au sens : on fait comme si ça n'allait jamais se produire). En choisissant des « fat tail distributions » plutôt que des « thin tails », on arrête de faire comme si l'improbable était inexistant. Surtout l'improbable extrêmement grave, genre +20°C.
2⃣ Autre problème : les effets de la croissance des GES sur le bien-être (sur la consommation, par exemple). Il y a ici des tas d'incertitudes qui se multiplient les unes les autres.
Si on augmente les GES, dans quelle mesure ça augmente la température ? Incertain (toujours dans le même sens : ça suit une distribution dans laquelle la probabilité de trucs affreux est faible mais non négligeable).
Idem pour le lien entre réchauffement global et changements climatiques régionaux. Idem pour le lien entre les efforts de réduction des GES et l'impact sur la croissance. Au total, les effets sur le bien-être (futur) des émissions de GES sont extrêmement incertains,
et eux aussi doivent être modélisés avec des distributions de probabilité à queue (très) épaisse. Weitzman en tire un modèle qui suit toujours une logique d'analyse coût-bénéfice (CBA), mais en introduisant toutes ces incertitudes.
Il y ajoute un paramètre semblable à la « valeur statistique d'une vie humaine », qui joue ici un rôle similaire, à un niveau macro. Ce paramètre λ est en quelque sorte la valeur que nous sommes collectivement prêts à accorder à la vie sur Terre telle que nous la connaissons.
Plus λ est élevé, plus ça signifie qu'on devra faire des efforts (coûteux) pour réduire les GES et leur impact (incertain) sur le climat, et tout ce qui s'ensuit. Or, montre Weitzman, avec des distributions de probabilité à queue épaisse,
on arrive au résultat qu'il appelle le « dismal theorem » (ceux qui ont fait un peu d'HPE auront reconnu l'expression de Carlyle à propos de Malthus). Je le résume sans maths : cela signifie que
les probabilités faibles mais non négligeables de scénarios catastrophes peuvent aboutir à un arbitrage où on doit réduire immédiatement, drastiquement notre consommation, pour ne pas voir la vie sur Terre telle que nous la connaissons disparaître.
Pour éviter de raisonner sur des quantités infinie, on peut se dire « oui mais bon, donnons-nous une borne supérieure pour λ, et une autre pour les dommages potentiels sur la richesse future du fait du changement climatique. »
Mais Weitzman fait remarquer que c'est précisément le problème : en faisant comme si ces dommages étaient limités, on évacue le problème central ! Celui-ci n'est pas le taux d'actualisation choisi
(est-ce que je réduis ma consommation demain, après-demain, dans 60 ans ? ça dépend du taux que j'applique pour actualiser la valeur de ma consommation future : 1%, 2%, 3% ? Gros débat chez les économistes sur ce point).
Le problème central n'est donc pas celui-là, c'est bien plutôt que l'on ne peut pas faire une analyse coût-bénéfice avec des probabilités « fat tailed » de la même manière qu'avec des lois normales. Il faut surpondérer
(accorder plus d'importance à) des évènements très improbables mais très graves. Weitzman termine son papier en examinant les implications politiques de l'incertitude. Trop souvent, dit-il (en regardant avec insistance vers Nordhaus : cf. theconversation.com/retour-sur-la-…)
les économistes fournissent des modèles intégrés du changement climatique où tant de GES en + donne tant de dommages sur l'environnement, donc tant de croissance en moins. C'est certain, ça ? Non, mais on s'en tire avec des « thin tails » :
on fait comme si les scénarios les plus improbables étaient tout simplement inenvisageables (il ne fera jamais 60°C à Lille, allons donc!). Or c'est précisément + de modestie, et – de certitudes, que les économistes doivent offrir aux responsables politiques.
Des modèles dans lesquels le réchauffement à +20°C a une probabilité égale à 1% de se produire sont possibles, et vraisemblables. Et c'est justement le problème : 1%, c'est déjà énorme.
Ce thread s'ajoute à une liste déjà bien fournie : Bonnes lectures de vacances !
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