Thread by @CedricMas

Le 21 juin 1940 s'est déroulé un moment militaire très particulier, destiné à entrer dans la légende des artilleurs du monde entier.
#thread à venir #staytuned
(affiche de Olivier Debras de l'excellent blog @Bataille40 )

2/ L'histoire commence en juillet 1891, quand deux ingénieurs visitent un col proche de la frontière italienne pour vérifier la faisabilité de sa fortification.
(ici l'un des deux, le Major Maglietta avec des chasseurs alpins français)

3/ L'Italie fait à l'époque partie de la Triplice une alliance avec l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie dirigée contre la France. Et la fortification de la frontière des Alpes face au système Vauban devient une priorité pour le jeune royaume (qui lorgne sur Nice et la Savoie).

4/ Le choix est donc fait de construire un fort lourdement armé sur le col du Chaberton, qui barre la vallée de Montgenèvre, voie stratégique entre Briançon et Turin.

5/ C'est ainsi qu'entre 1892 et 1913, les Italiens construisent le fort du Chaberton. L'ouvrage est titanesque puisqu'il faut construire une route, araser le sommet (de 6 mètres) puis élever 8 tourelles (1904 à 1907) armées de pièces de 149mm.

6/ C'est ainsi qu'en 1913, Le fort est armé et tire ses premiers coups.
Les pièces de 149/35 AM (Armstrong Montagna) sont montées sur des tourelles individuelles, comme sur un navire. Elles tirent à plus de 16 km.

7/ Le fort consiste en un bâtiment lié à la vallée par un téléphérique, et 8 tours maçonnées (diamètre de 6,95m et hauteur de 8m) couvertes de 8 tourelles légères pouvant tourner tout azimut, avec une coupole en acier de 25mm.

8/ L'ensemble est imposant, mais en réalité pas blindé du tout (à l'époque aucune pièce ne peut toucher un sommet aussi élevé). Et de toutes les façons, il ne sert à rien puisque l'Italie se range en 1915 aux côtés de la France contre ses anciens alliés.

9/ Les choses changent dans les années 30 avec le rapprochement entre l'Italie fasciste et l'Allemagne nazie. La présence d'un fort aussi puissant au-dessus de Briançon et de ses forts ne laisse pas indifférent l'état-major français.
(vue depuis le Chaberton)

10/ Les Français étudient donc la possibilité de le neutraliser. Il faut des pièces de gros calibres car ils le pensent blindés (ce qui n'est pas le cas). Sauf que sa position rend périlleux le recours à l'artillerie sur voie ferrée (facilement repérable).

11/ En 1932, le général commandant le XIVème corps réclame ainsi une pièce de 400mm sur rail. Mais les crédits manquent pour concevoir la munition permettant de frapper aussi haut.

12/ Daladier, le ministre de la Guerre lui-même, décide en 1934 qu'on utilisera 4 mortiers lourds Schneider de 280mm que l'on pourra monter sur 2 emplacements repérés à l'avance à contre-pente : le Granon & les Gondrans (plus exactement entre les Gondrans et la route de l'izoard.

13/ C'est la 8ème batterie du 154ème RAP (régiment d'artillerie de position) qui prend en charge les 4 mortiers et effectue en secret des tirs d'essai en 1938 sur le pic de Rochebrune.

14/ Les Français ne sont cependant pas satisfaits, car ils craignent que le blindage du Chaberton ne résiste aux obus de 280. Ils étudient aussi l'idée d'un tir avec des 194 sur voie ferrée (ce sera la 2ème batterie du 1/374ème RALVF qui sera placé à Briançon).

15/ En 1940, tout est en place pour frapper le fort du Chaberton, surnommé "l'épouvantail" qui est visible de toute la ville de Briançon.
Les mortiers de 280 sont passés à la 6ème batterie du 154ème RAP (en béret à droite le col. Ardaillon, chef de corps devant un mortier)

16/ à partir de 1939, et la mobilisation, les artilleurs du coin vont consacrer toute leur énergie à cet unique but. Il s'agit de tirer vers une cible bien plus haut et de la frapper exactement. Quelques centimètres de plus et l'obus ira s'écraser loin dans les vallées derrière.

17/ Les artilleurs n'ont aucune table de tir pour des mortiers de 280 à cette hauteur. Il faut donc tout recalculer à la main. Cela tombe bien , il y a des mathématiciens et des polytechniciens au 154ème RAP.

18/ Problème 1 : on manque de papiers pour les tables de tir calculées et rédigées à la main. Les crédits n'ont pas été prévus, mais qu'à cela ne tienne, le général ordonne d'utiliser le papier à musique de la fanfare - déjà à l'époque on bricolait #RGPPStyle . #TrueStory

19/ Problème 2 : les pièces doivent rester invisible. Il faut donc guider à la vue les tirs.
Le Lt Miguet, un polytechnicien qui commande la batterie va diriger le depuis un observatoire camouflé sur la pente de l'Infernet, avec le bloc 4 du fort de Janus doté de périscopes.

20/ Mais un guidage à vue nécessite que les obus tombent devant le sommet, pour être guidés jusque SUR le sommet du Chaberton. S'ils passent derrière, ils sont invisibles.
L'ensemble du terrain est quadrillé à la main.

21/ Le 10 juin 1940, lorsque l'Italie déclare la guerre à la France, les mortiers sont en place : 2 en batterie à l'Eyrette (Lt Rigaud) et 2 en batterie au Poët-Morand (Lt Fouletier).
Tout est prêt.

22/ Sauf qu'il ne fait pas beau. Et que les Italiens ne tirent pas.
En effet, au départ, l'Italie n'a déclaré la guerre que pour négocier la paix.
Rappel ⤵️

https://twitter.com/CedricMas/status/1274260455402414081?s=20

23/ Ce n'est donc que le 17 juin, vers 17h35, que les canons du Chaberton commencent à tirer sur le fort de l'Olive, et 2 batteries française à proximité. Pas de pertes mais quelques dégâts.

24/ à cette date le fort Chaberton est tenu par la 515ème batterie de GAF, 320 hommes menés par le Capitaine Spartaco Bevilacqua et occupe une place stratégique essentielle sur le front (c'est l'étoile verte au milieu).

25/ Les Français sont frustrés, la couverture nuageuse empêche tout tir sur leur objectif, qui continue à tirer un peu partout : le fort du Janus, l'internet....

26/ Ce n'est que le 21 juin au matin, que les mortiers de 280 peuvent enfin commencer à tirer pour effectuer leur réglage.
Le Lieutenant Miguet suit le tir depuis son observatoire camouflé sur les pentes de l'Infernet.

27 / L'obus suit une trajectoire en flèche de 3 km qui monte jusqu'à 5 km de hauteur avant de redescendre sur l'objectif.
Les calculs sont-ils bons ?
Va-t-il tomber là où on l'attend ?

28/ YES !!!
Le réglage peut commencer.
Mais les nuages interrompent les tirs dans la matinée jusqu'à 15h30.
Les Italiens sentent qu'ils ont un problème et tirent partout un peu au hasard.
Les Français sont comme ça..

29/ Les tirs se rapprochent.
Pour autant, le fort n'est toujours pas touché. Il continue à arroser desespérèment tout le secteur.
"Les 280 seraient-ils impuissants ?"

30/ Les obus dépassent même le fort. Trop long !
(un de ces tirs va détruire la station du téléphérique nécessaire au ravitaillement du fort).

31/ et soudain, le 21 juin à 17h, la tourelle 1 est touchée. Enfin !
(4 artilleurs italiens sont tués).

32/ à partir de là, c'est le festival.
à 17h30, la tourelle 5 explose (4 tués parmi les Italiens)

33/ vers 18h, la 3ème tourelle est touchée à la verticale et explose en l'air. Le panache est visible de toute la vallée (ici prix en photo d'un observateur avec binoculaire situé au sommet de la Grande Jaye).

34/ Les tourelles encore actives continuent à tirer sans parvenir à repérer les mortiers invisibles qui frappent le fort. Les artilleurs italiens meurent courageusement à leurs postes.

35/ Nouvelle explosion vers 18h30.
Un autre coup au but sur la 8ème tourelle vers 19h.
Un autre encore entre les 5ème et 6ème tourelle à 19h09.
Les mortiers de 280 tirent un coup toutes les 2 minutes.

36/ Il faut dire que les mortiers de 280 chauffent, ce qui altère la précision des tirs. Le Lieutenant Foulatier se brûle la main sur l'affût d'une de ses pièces. Il fait alors retenir les gargousses jusqu'au commandement de feu, opération dangereuse mais payante.

37/ Au soir du 21 juin 1940, "l'épouvantail" est durement touché. Après 57 tirs, il ne reste que 2 tourelles sur les 8 du Chaberton.

38/ Le fort tirera encore avec ses 2 derniers canons quelques obus le 23 sans peser sur les opérations. La 6ème batterie répliquera avec 44 nouveaux coups en aveugle, sans le toucher.
La victoire française est totale.

39/ Les Italiens déplorent 10 tués et plus de 50 blessés. Les artilleurs sont restés à leur poste malgré une mort certaine, et ils seront décorés, dont la médaille d'or de la valeur militaire pour le sergent major Ferrucio Ferrari, chef de la tourelle 1, qui meurt le 26 juin.

40/ Pour sa conduite de tir et l'action efficace de sa batterie, l'Armée décerna le 7 juillet 1940 au Lieutenant MIGUET, une citation à l'ordre de la brigade et le décora de la Croix de Guerre avec étoile de bronze.

41/ à la fin de la guerre, le Chaberton devient terre française, et reste un lieu de pèlerinage encore visible aujourd'hui.
fin #thread

42/ Les traditions (et l'expertise) de l'artillerie de montagne française sont maintenues par le @93eRAM