Parfois, pendant un reportage, quelqu’un vous marque plus que vous ne l’auriez voulu. Pas à cause de ce qu’il a dit ou de son apparence physique. Simplement parce qu’on a partagé à ses côtés un instant étrange, quelques minutes qui ne vous quitteront pas.
Avec @laurencegeai, nous sommes partis au Portugal. Allez voir ses photos sur son compte Instagram, ça vous changera de mes chefs d’œuvre. Le pays est à genoux. Les hôpitaux sont saturés, les morgues, pleines. Nous avons raconté cette histoire dans Paris Match cette semaine.
Cette personne que je n’oublierai pas, c’est Acacio. La cinquantaine, petit, solide, les yeux fatigués. Il travaille depuis 35 ans à la morgue de l’hôpital Santa Maria de Lisbonne, le plus grand du Portugal.
Lui dont le métier consiste à mépriser la faucheuse tous les jours était épouvanté : « Je n’ai jamais vu autant de corps ». Il nous a montré les housses blanches des victimes du Covid entreposées dans des containers alignés.
Il nous a aussi guidés vers la morgue, dans le ventre de l’hôpital, le long d’un couloir lugubre d’un kilomètre de long où dorment brancards et matelas abandonnés sous les néons, une marche de film d’horreur, Alien, un cauchemar dans lequel lui, il vit tous les jours.
« Ma première semaine de boulot ici, j’ai rasé les murs. Et puis très vite, je me suis habitué. On s’habitue à tout vous savez. » Dans le bruit des moteurs réfrigérants, il nous a montrés les sept frigos où sont conservés les corps à 3,5 degrés, quatre morts par frigo.
Deux d’entre eux devaient au départ recevoir les morts du Covid. Cela n’a pas suffi. Dehors, les containers remplissent cette mission.
En riant, Acacio nous a montré une salle attenante équipée d'appareillages bizarres digne de la salle de torture de la Colonie pénitentiaire de Kafka.
Il nous a raconté qu’il rassure les jeunes médecins effrayés d’entrer dans cette salle quand ils viennent prélever les yeux des cadavres pour les greffes de cornées.
Et puis, il avisé un réfrigérateur plus étroit que les autres. « Celui-là, c’est pour les enfants. » Son visage s’est voilé, un très court instant. « Les enfants, j'avoue, j'ai du mal.»
« Quand je travaille la nuit et que je suis seul, je m’en occupe, mais le jour, quand on est plus nombreux, je demande aux collègues de s’en occuper. Je ne veux plus. Je ne peux plus. Si vous voyez des corps d’enfants, un conseil, courez, fuyez le plus loin possible. »
Il a dit ça en souriant, un de ces sourires qui n’ont rien à faire là mais qui sont là quand même. Et puis on est ressorti en pleine lumière devant les containers.
Acacio a dit que la semaine dernière, il a installé un nouveau mort du Covid dans ces containers. Quand il a lu le nom du défunt sur l’étiquette, il a eu un mouvement de recul. C’était un de ses amis. Acacio n’a rien ajouté. Au fond, on ne s’habitue peut-être pas à tout.
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Thread de Noël. Je viens d’enterrer le chat de ma mère. C’est toujours déchirant de se séparer de ces petites boules de poils qui nous ont méprisés toute leur vie. Je plaisante, maman. Kalinka n’était pas comme ses congénères. Elle était douce et gentille. Une crème de chat. RIP.
Après la cérémonie funéraire (on enterre les animaux dignement chez nous), ma mère m’a raconté cette anecdote de voyage que j’avais oubliée. Vous savez de quoi sont capables mes parents pris séparément. En équipe, ils se débrouillent aussi pas mal.
Cette petite histoire de rien du tout se déroule au milieu des années 80, sur la Nationale 10, dans une voiture, entre Bordeaux et Paris. Retour de vacances d’été. Nous sommes dans une vieille Audi 100 blanche équipée d’anti-brouillards et de longues portées montés par mon père.
Petite histoire du soir. Ça se passe à Paris, rue de Belleville, tout en haut sur la colline, entre Jourdain et Pelleport. Sur le pas de la porte d’un restaurant abandonné aux murs tagués et collés d’affiches, vit un type nommé Brahim.
Qu’il vente, qu’il pleuve, Brahim est toujours là, engoncé dans ses couvertures, sous ses strates de vêtements, le regard souvent perdu au loin. Tout le monde le connaît dans le quartier. J’ignore son histoire. Je sais qu’il a 42 ans, qu’il est échoué ici depuis 4 ans.
La semaine dernière, Brahim a disparu. Le petit radeau de bric et de broc qu’il s’était construit pour survivre aussi. Volatilisé. C’était étrange de passer ici sans le voir. Peut-être avait-il enfin accepté un hébergement d’urgence ?
La pandémie fait de nous des victimes passives forcées d'apprendre la patience devant un mal arbitraire venu de nulle part. Ces histoires de complots font de leurs promoteurs des hérauts, muent les victimes en acteurs debout et incrédules. (1/4)
C'est peut-être pour ça qu'elles attirent tant de gens ? A l'incertitude scientifique, aux tâtonnements politiques, à la lenteur virale, on préfère les certitudes offertes par une manipulation qui identifie une cause, un dessein, et on se lève contre ça, on agit. (2/4)
Dès lors la pandémie a un sens et c'est plus facile puisqu'un ennemi est défini. Au reste, la peur de se faire couillonner est légitime. Les affaires, les manipulations bien réelles mises au jour par le passé ont sapé la confiance envers les institutions et les médias. (3/4)
Thread-détente. Je vous ai déjà parlé de mon père, qui s'est fait un jour passer pour un ministre. J'aimerais vous raconter une brève anecdote sur ma très chère mère, qui n'est pas en reste question bamboche, mais dans un autre genre. Russe.
Ça se passe début septembre 1996. La plupart d'entre vous joue avec ses crottes de nez. Je vis chez ma mère en banlieue parisienne. Je viens d'achever une maîtrise de droit et réciproquement. J'ai pas envie de devenir juriste. J'attends les résultats du concours de l'ESJ Lille.
J'ai 85 ans, je suis recroquevillé sur moi-même, en PLS intérieure, devant le Minitel. Je rafraichis la page toutes les cinq minutes. Rien. Toujours rien. Rien. Toujours rien. Rien. Toujours rien. Rien.
L’attente du remaniement ministériel me rappelle une histoire que m’a racontée mon père. Elle date d’un autre siècle. L’année du Grand bleu de Besson. 1988. J’étais un ado effronté et mon père, journaliste sportif au JDD.
Le dimanche 8 mai, François Mitterrand est réélu. Chirac donne sa démission. Rocard est nommé Premier ministre. Le gouvernement doit être formé incessamment sous peu.
Comme aujourd’hui, les rédactions attendent. Attendent. Attendent. Mardi, pas de gouvernement. Mercredi, pas de gouvernement. Les journalistes n’ont pas Twitter pour raconter des conneries et tuer le temps, mais ils ont un meilleur jouet : le monde réel.
Voilà un an, j'ai vécu pendant six mois dans un meublé au deuxième étage d'une maison claire plantée sur une rue pavée à Télégraphe. L'appartement d'une vieille dame affaiblie, partie dans un Ehpad. J'ai vécu dans ses objets, dans ce qu'elle avait accumulé au fil du temps.
Je n'ai jamais croisé cette dame. Mais je connais son goût pour les brocantes, les tableaux, les oeufs de toutes les tailles, les objets d'art, je connais ses disques vinyles de Rachmaninov et Julien Clerc, ses photos, sa jeunesse, sa beauté, ses romans, un peu son histoire.
Celle d'une petite fille juive de Belleville sauvée du nazisme dans des circonstances que m'a racontées sa cousine, ma voisine du dessous, Léna. Les planques, les Justes, la fuite et les cachettes.