Thread Vaccination. Ce week-end, la France a enfin retroussé ses manches. 225 000 vaccinations pour la journée de samedi. A Saint-Denis, c'était Pfizer City.
A deux pas de la Basilique où reposent les rois de France, j'ai assisté à l'opération. Je couvre la pandémie depuis le début et ce n'est pas souvent que j'ai des trucs joyeux à raconter.
La scène ressemble au dernier plan d'un film catastrophe. Sous les hauts plafonds de la Salle de la Légion d’honneur de Saint-Denis, des blouses blanches et bleues s’affairent dans douze boxes montés à la hâte. Des dizaines de personnes âgées attendent leur tour.
Un bataillon d’agents administratifs de la mairie enregistre le flux des arrivées derrière des ordinateurs. Les pompiers rassurent et canalisent la foule. Les enfants ont accompagné leurs parents. Tout cela a le goût et la couleur d’un « happy end » de surproduction américaine.
Pour la première fois depuis le lancement de la campagne de vaccination en France le 18 janvier, on vaccine enfin à tour de bras. « On dirait une scène de 1918 », siffle un vieil homme en souriant.
La mécanique huilée de cette première vaccination de masse en France laisse imaginer que tout cela a été préparé pendant de longues semaines. Pas du tout.
Ce centre de vaccination éphémère a été armé dans la plus pure tradition française : dans une improvisation totale, à rendre neurasthénique un planificateur allemand mais avec un sacré panache et une grande souplesse tout de même.
Tout commence deux jours plus tôt, à la mairie de Saint-Denis, après l’allocution du Premier ministre Jean Castex. Lors d’une réunion, l’ARS (Agence régionale de Santé) et la Préfecture annoncent au maire Mathieu Hanotin (PS) que des doses du vaccins sont disponibles. Mais oui.
51000 sont dévolues à l’Île de France, 5500 au département de la Seine-Saint-Denis (dont seulement 2,8 % de la population a été vaccinée), et 1704 pour la ville de Saint-Denis. « Les doses sont périssables et doivent être utilisées avant la fin du weekend », précise la Préfecture
C’est faux. De la com'. Les fioles de vaccins Pfizer sont en fait utilisables jusqu’en juin 2021. Et si elles sont sorties du congélateur à -80°c où elles sont stockées, elles peuvent tenir cinq jours en frigo, soit jusqu’au mardi de la semaine suivante.
Le gouvernement sait que la vaccination des personnes âgées commence à avoir des effets notables. Un reconfinement peut être évité. Il faut frapper un grand coup dès le weekend. La communication politique a ses raisons, mais voilà Saint-Denis au pied du mur.
Depuis deux mois, Saint-Denis, 112 000 habitants, vaccine à la vitesse d'un cheval mort : trente personnes par jour. On lui demande soudain de devenir plus le gros centre de vaccination du pays. Mais comment ?
« On n’allait pas râler alors qu’on rêvait d’avoir ces doses », gronde Frédéric Bonot, directeur de cabinet du maire. Pragmatique, il fomente une stratégie avec les autres directeurs des services de la mairie.
Il faut trouver un lieu vaste et central. Ça sera la salle de la Légion d’honneur où chantèrent jadis Idir ou le groupe NTM, et qui servait jusque-là de centre de dépistage. En quelques heures, il faut aussi bricoler des rampes pour les personnes handicapées, créer les boxes,
poser des barrières Vauban, bloquer la rue, détourner les lignes de bus, se coordonner avec police et pompiers, mobiliser une armée d’infirmières et de médecins prêts à sacrifier leur weekend, recruter des agents bénévoles pour accueillir le public.
La magie opère. Tout le monde s’y met. « La dernière fois que j’ai vu une telle mobilisation, c’était après la tempête de 99 », se souvient la directrice des services de la ville, Anne-Sophie Dournes. Reste une question épineuse à régler : où trouver 1704 bras à vacciner ?
« Comment prévenir en si peu de temps les gens de plus de 75 ans ? C’était ça le plus gros défi », résume Katy Bontinck, première adjointe en charge de la santé, surnommée La générale, épuisée par deux nuits sans sommeil mais toujours debout.
Pour éviter que les places soient prises d’assaut sur Doctolib par des gens qui n’habitent pas dans le département, la mairie crée une ligne dédiée en urgence. Le cabinet du maire se transforme en standard pour prendre les rdv sur Doctolib à la place de vieilles personnes.
Au 5e étage de la mairie, Violette Perrotte, jeune chargée de mission censée préparer la Journée des droits de la femme, se démène au téléphone pour combler la fracture numérique : « Hier, c’était le feu. « « C’est quel vaccin ? » demandent les gens.»
«Si ce n’est pas le Pfizer, ils n’en veulent pas. Il y a deux mois, le public crachait pourtant sur ce vaccin. Maintenant, il est considéré comme la Rolls. Et personne ne veut de l’AstraZenica. »
Pour trouver le plus de bras possibles, des emails sont envoyés par le département et la caisse primaire maladie aux titulaires de la carte améthyste, aux personnes âgées isolées du fichier « canicule ». Des volontaires se rendent aux domiciles de personnes isolées.
Et à 19h vendredi, miracle, 1400 rendez-vous sont déjà enregistrés. Il ne manque que les vaccins. Ils arrivent à bord... d’un scooter vendredi à 20h30 depuis le centre congélo-porteur de l’hôpital Ballanger à Aulnay-sous-Bois. Les 1704 doses tiennent dans une boîte de chocolats.
Soudain, stupeur. Il manque les 2000 seringues nécessaires. On ne va pas vacciner avec les doigts. « L’hôpital a voulu nous les envoyer le lendemain, on a préféré aller les chercher immédiatement », raconte en frissonnant Katy Bontinck.
Dans une petite pièce attenante à la grande salle, deux préparateurs remplissent les seringues près d’un vieux frigo où attendent les fioles minuscules. On peut faire 6 doses avec chaque fiole.
Une fois que les doses sont préparées, elles sont utilisables pendant 6 heures. Dans la nuit de vendredi à samedi, un gardien a été prié de vérifier très régulièrement que le frigo ne tombait pas en panne.
Une question turlupine tout le monde. Que faire en cas de coupure d’électricité géante ? Un générateur est prêt à être acheminé. Personne ne dort cette nuit-là.
Dans la salle , Simon Bonnaure, directeur de la santé fait un brief rapide à une nouvelle escouade d’agents qui viennent d’arriver. Il explique comment ils doivent accueillir le public, les fiches à remplir, les questions à poser, âge, antécédents.
Dans un box, Suzanne Chemouny, 87 ans, tend le bras. « Mon fils est médecin. Il m’a rassurée. C’est ma petite fille qui a pris rendez-vous pour moi. Je ne sors pas trop depuis un an, je ne reçois plus personne. »
Juste à côté, Debbah Damani vient de Saint-Ouen : « Moi, le Covid, je l’ai eu en août. Je suis méditerranéenne alors j’ai hésité avant de venir. » « On ne change pas les habitudes, les gestes barrière », rappelle le pompier qui vient de la vacciner et qui enchaîne.
« La vaccination de masse, je crois que c’est ça qu’on doit faire, surtout dans des zones urbaines comme la nôtre, explique le maire de Saint-Denis, Mathieu Hanotin. Cette expérience va nous servir pour la suite.
On avait prévu six vaccins par box et par heure. Sans se bousculer, on fait 10 doses. C’est très fluide. Les gens sont calmes, respectueux. »
Pour tout le monde, c’est un soulagement. La plupart des patients ont joué le jeu, peu ont menti sur leur âge sur Doctolib. Pour le médecin Maxime Catrice, ce weekend est un bon galop d’essai avant avril : « Il faudra vacciner 2000 personnes par jour contre 850 aujourd’hui »
Vaccinés, Allouna et Mohamed Moumène, patientent pendant 15 minutes avant de repartir. C’est le protocole. « On était inquiets, mais la balance risque, avantage pesait pour la vaccination. C’est notre fils qui a pris le rendez-vous », dit Allouna.
Le fils, Malik, barbe longue, ne parle pas aux journalistes d’habitude, « mais là, ça va, c’est les vaccins ». Il est heureux, soulagé pour ses parents.
Michel Jézéquel, 77 ans, vient se faire vacciner lui aussi. Il vit seul. Il est content de parler : « J’en avais marre d’entendre tous ces chiffres sur les morts, moi ça m’angoisse. Je dormais très mal. Maintenant, ça va aller, même si je ne peux toujours pas rejouer au bridge. »
A côté de lui Aniss, jeune homme athlétique en survêtement couve des yeux sa minuscule grand-mère Zahira. Infirmière libérale, Julia Méchiche pique la mamie d’un geste sûr. Elle a sacrifié son weekend en amoureux pour venir : « C’est joyeux ici non ?», dit-elle.
Joyeux, c’est le mot. Dans toute sa diversité, la France est réunie dans cette salle, dans un faux air de petit bal du 6 mars, sans autre musique que le cliquetis des seringues vidées dans les boîtes métalliques, des soupirs de soulagement, et tous ces sourires sous les masques.
Dehors, Antonio et et Maria de Fatima, 73 ans et 69 ans, dont 50 ans passés en France, rentrent chez eux. Ils habitent le quartier, se sont fait vacciner ensemble.
« Moi, c’était Pfizer ou rien », dit Maria. « Moi, je m’en fous, fanfaronne Antonio. Les gens en France, ils critiquent, mais nous, on est contents ».
Maria relève son foulard sur ses cheveux pour se protéger du froid : « Quand même, c’est un bon samedi. Ce matin, on s’est levé sans savoir qu’on serait vaccinés ce soir.»
Frédéric Bonot observe le ballet qu’il a organisé dans l’urgence avec Katy Bontinck : « Vous avez vu les gens qui sont venus ? Ce sont quand même des gens très fragiles. Les équipes peuvent être fières. Elles ont sauvé des vies. »
Voilà, c'était un thread en l'honneur de nos services publics. Si tout va bien, on connaîtra tous cette ambiance enfin joyeuse dans les semaines et mois qui viennent. Croisons les doigts. #fin
Je poursuis ce thread en publiant une quinzaine de photos signées Eric Hadj qui racontent bien mieux cette journée.

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5 Feb
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