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"une société de masse n'est rien de plus que cette espèce de vie organisée qui s'établit automatiquement parmi les êtres humains quand ceux-ci conservent des rapports entre eux mais ont perdu le monde [qui était] autrefois commun." — Hannah Arendt, La Crise de la culture, 1954.
Arendt oppose la société de masse à la société politique, où les hommes sont liés soit par un monde commun leur permettant de devenir "libres" (eleutheros, cf. Aristote), soit par une histoire commune où la liberté participe du procès de la nécessité (cf. Kant, Hegel).
Pour Arendt, ce moment de crise est ce qui caractérise notamment ce qu'elle nomme "le phénomène totalitaire" qui "avec ses traits anti-utilitaristes et son dédain pour les faits, est basé sur la conviction que tout est possible - et non seulement permis, d'un point de vue moral".
"Les systèmes totalitaires tendent à démontrer que l'action peut être basée sur n'importe quelle hypothèse [...] Le postulat sous-jacent à l'action cohérente peut être aussi fou qu'on voudra ; il finira toujours par produire des faits qui sont alors 'objectivement' vrais."
Ou encore: "la pensée en termes de processus, d'une part, et la conviction, d'autre part, que je connais seulement ce que j'ai fait moi-même, a conduit à [...] l'idée selon laquelle je peux choisir de faire tout ce que je désire et qu'il en sortira toujours une espèce de 'sens'."
Pour Arendt, ce qui nous rapproche le plus de l'activité politique grecque est aussi ce qui nous en éloigne infiniment. L'enjeu est alors de repenser l'action politique quand le sens de l'action n'est plus déductible de causes antécédentes (cf. monde antique et individu moderne).
Comment peut-on espérer faire une "grande politique", comme dit Nietzsche, si la grandeur ne loge plus dans l'action ou le monde mais devient un produit fabriqué par des agences de communication, à partir de n'importe quel acte anodin, y compris le plus minable ou le plus débile?
Arendt insiste beaucoup sur le "concept d'histoire", comme ce qui à la fois sépare et relie l'historiographie pratiquée par les poètes grecs et la fabrication moderne des événements, telle que pratiquée de nos jours par les organes de comm. et propagande politique.
Pour les Grecs, l'événement rompt l'ordre cyclique et immortel du cosmos (physis). L'action a une "grandeur" propre qui trouve dans le discours du poète l'occasion de s'accomplir. "Immortaliser", c'est accomplir la grandeur en traduisant la rupture dans l'ordre cyclique du monde.
Le "doute" moderne (Descartes) a sonné le glas de cette ancienne alliance en rompant le lien entre l'homme et le cosmos, encore vivace à la Renaissance avec le concept de "microcosme", ainsi que le lien entre l'action et la grandeur dont elle était porteuse. Double aliénation.
L'archéologie de cette rupture remonte aux attaques de Platon et Aristote contre les poètes. Pour Arendt : "La différence entre les poètes et les historiens d'une part, et les philosophes de l'autre fut que les premiers acceptèrent le concept grec courant de la grandeur."
Cependant, même pour le Philosophe antique, le concept de grandeur était encore déterminé par l'immortalité, dont la pensée impliquait l'ordre et la nécessité cosmique. Pour Aristote, la contemplation (theoria) est l'immortalisation (athanasia) qui effectue la nécessité (anagke).
Selon Aristote, c'est en tant qu'elle accomplit ce mouvement ordonné et circulaire que la compréhension philosophique, "intellection de l'intellection", est science éminente: "elle est la seule science libre, car cette science est la seule à avoir sa fin en elle-même."
Le mouvement poïétique d'effectuation de la "grandeur" est traduit dans l'âme et ses parties. Platon posait déjà l'analogie entre l'âme et la cité. La philosophie étant comme une politique intérieure à l'âme. Mais, ajoute Aristote: "L'âme est d'une certaine manière toute chose".
Le geste spéculatif par lequel Platon et Aristote dénoncent comme trompeuse l'immortalisation politique et poétique est aussi celui par lequel ils sauvent la "grandeur" en déplaçant l'immortalisation dans cette âme où l'homme s'accomplit en comprenant l'ordre du monde.
Ce sauvetage de la grandeur a définitivement été mis en crise par le "doute" moderne, dont le soupçon s'est répandu comme un poison dans les veines de Dieu. On trouve chez Hegel la dernière tentative pour sauver ce lien entre l'homme et le monde, l'action et sa grandeur.
Tout en nuançant le constat d'Arendt sur l'absence de compréhension de la grandeur chez les Philosophes grecs, je partage l'idée selon laquelle la métaphysique hégélienne est la tentative du XIXe pour sauver la "grandeur" en intégrant le doute moderne dans le processus du monde.
L'enjeu du système hégélienne est d'intégrer la rupture et la liberté des modernes dans le cours ordonné du processus historique. En ce sens, l'Histoire permet à Hegel d'unifier dans un même processus : l'action et la grandeur, l'homme et le monde, theoria et praxis, etc.
Kant a introduit le problème du temps sur le plan de la pensée. Mais il tenta de préserver l'immortalité du concept pour sauver la morale. Hegel fit un pas de plus en introduisant le temps dans le concept. Le "doute" moderne devient "négativité", moteur de l'odyssée du concept...
Or qu'est-ce que le concept chez Hegel sinon une absolutisation du mouvement d'immortalisation qu'Aristote introduisit dans l'âme? Arendt écrit fort justement qu'avec Hegel "l'histoire [...] devint la grande dimension où les hommes pouvaient se 'réconcilier' avec la réalité".
Le mouvement d'immortalisation par lequel Aristote opposa theoria philosophique et praxis politique, devient chez Hegel un processus dialectique réconciliant les opposés en tant que moments d'une Histoire dont la fin est l'Etat, càd. l'unité de la Raison et de la Liberté.
Hegel résume cela en conclusion des Principes de la philosophie du droit : "L'opposition est disparue comme figure mal tracée ; [...] et ainsi est devenue objective la réconciliation qui développe l'Etat en image et en réalité de la raison." (§360)
Mais avec la physique quantique et le totalitarisme, dit Arendt, "la manière kantienne et hégélienne de se réconcilier avec la réalité [...] parait être tout autant réfutée par notre expérience que la tentative simultanée du pragmatisme et de l'utilitarisme de 'faire histoire'".
Heisenberg a écrit que le résultat le plus surprenants de ses travaux était que plusieurs lois naturelles sont possibles, sans contradiction, pour un même événement physique, bien que chacune de ces lois, participant de la détermination de l'événement, soient incompossibles.
Pour Arendt, une telle conclusion implique une paradoxe : lorsqu'on étudie les choses non-humaines (comme les événements indéterminés de la physique quantique), l'homme semble plus se rencontrer lui-même que dans l'étude des choses humaines, trop humaines.
En d'autres mots, comment se fait-il que cette indétermination fondamentale censée être le propre de l'être humain se rencontre davantage dans les laboratoires de physique quantique que dans les livres d'économie, de science politique ou de sociologie?
Traduisant les propos de Heisenberg dans la langue hégélienne, Arendt écrit qu'avec la physique quantique "l'expérience [...] et l'observateur [...] introduisent un facteur 'subjectif' à l'intérieur des processus 'objectifs' de la nature."
"l'expérience étant une question posée à la nature, les réponses de la science resteront des répliques à des questions posées par l'homme ; la confusion dans le problème de l'objectivité était de supposer [...] des réponses sans questions et [...] sans un être qui questionne".
Selon Arendt, si la détermination du phénomène quantique est toujours corrélative d'une manière de formuler la question, cela présuppose un sujet qui questionne. Or, cette problématisation proposé par Arendt ne pousse pas assez loin les conséquences de l'étonnement de Heisenberg.
L'enjeu est épistémologique et politique. Arendt présuppose, comme Hegel, un partage a priori entre "objet" et "sujet" qui implique qu'en l'absence d'objectivité "old-school" guidant l'action (cf. mécanique classique), il ne resterait que l'arbitraire du sujet capricieux.
C'est sur base de cette prémisse qu'Arendt peut lier l'indétermination fondamentale du phénomène quantique et le "phénomène totalitaire": en l'absence de réalité objective, tout ne serait-il que subjectif, donc laissé au caprice des âmes tyranniques pour laquelles "tout se vaut"?
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