En biologie, il est courant de considérer les organismes comme adaptés à leur environnement. Qu’est-ce que cela signifie ? Comment déterminer quand une caractéristique donnée est bien une adaptation ? C'est notre deuxième fil de philosophie de la biologie ! 1/N
#FilPhiloSciences
D'abord, la définition. Une caractéristique est une adaptation lorsqu'elle a évolué par sélection naturelle (fil précédent), c'est-à-dire lorsqu'elle (ou ses versions précédentes) ont procuré par le passé un avantage en termes de nombre de descendants. 2/N
Le concept d'adaptation est donc fondamentalement *historique*. Une adaptation doit avoir été avantageuse pour l'organisme considéré de façon suffisamment constante dans les environnements *passés*. 3/N
Première distinction : une caractéristique est *adaptative* lorsqu'elle est avantageuse (en termes de nombre moyen de descendants) dans l'environnement *actuel*. Adaptation et caractéristique adaptative ne sont donc pas du tout synonymes. 4/N
Par exemple, notre goût pour le sucre est probablement une adaptation (utile il y a longtemps, car le sucre indique une nourriture énergétique). Mais dans la plupart des environnement contemporains, ce n'est sans doute idéal pour la santé et donc plus vraiment adaptatif.... 5/N
On parle d'ailleurs de *maladaptation* pour une adaptation qui n'est plus adaptative. 6/N
Il existe aussi des traits adaptatifs qui ne sont pas des adaptations. Par exemple, de nos jours il est peut-être adaptatif d'être un riche nerd (imaginons). Mais c'était sans doute moins utile à l'époque des chasseurs-cueilleurs... 7/N
Une adaptation peut être complexe, c'est-à-dire résulter de l'accumulation graduelle de petites modifications. Tant que chaque étape intermédiaire procure un avantage pour le nombre de descendants, cela ne pose aucun problème. Exemple typique : l'oeil. 8/N Image
Au cours de son évolution, une adaptation peut par ailleurs changer de fonction. Peu importe, pourvu que chaque étape procure un avantage de survie / reproductif. Par exemple, les plumes servaient sans doute à l'origine à la régulation thermique plutôt qu'au vol. 9/N Image
(On le pense car certains dinosaures avaient des plumes mais étaient incapables de voler.) 10/N
On parle d'*exaptation* lorsqu'un adaptation a pour origine une caractéristique dont la fonction était différente à l'origine - comme les plumes, donc, ou les protéines du cristallin, dont les fonctions d'origine diffèrent par ailleurs selon les espèces. 11/N
(Tout ce qui compte pour être dans le cristallin, c'est d'être transparent, peut importe ce à quoi vous serviez au départ.) 12/N
Il y a même des exaptations multiples : les protéines permettant la synthèse du lait résultent de l'agglomération de deux protéines aux fonctions d'origine différentes (l'une servait à la défense antibactérienne). 13/N
Tout cela est bien beau, mais où est le problème alors ? Le problème, c'est de déterminer la proportion des caractéristiques d'êtres vivants qui sont des adaptations. 14/N
Pour certains, pratiquement toutes nos caractéristiques sont des adaptations, et la sélection naturelle est la cause principale de la plupart de nos traits. Cette position s'appelle l'adaptationnisme (je raffinerai plus bas), et elle a été très critiquée. 15/N
La plus célèbre critique est due à deux biologistes de l'évolution, Stephen Jay Gould et Richard Lewontin (nous avons déjà rencontré le second ; le premier est très connu pour ses travaux de vulgarisation). 16/N
Leur critique est celle des "tympans" (en fait des écoinçons, ces surfaces triangulaires qui dans les églises se trouvent entre colonnes et somme d'une arche). 17/N Image
Leur point est qu'un écoinçon résulte d'une contrainte architecturale. Ill serait donc illusoire de se demander à quoi ils "servent", c'est-à-dire pourquoi on a choisi d'en mettre. Il n'y avait pas d'autre solution. 18/N
De la même façon, beaucoup de caractéristiques d'êtres vivants n'ont pas de fonction (ne sont pas des adaptations) et résultent simplement de diverses contraintes. Il serait donc vain (et erroné) de leur chercher à tout prix une utilité passée. 19/N
Gould & Lewontin font en fait tout un ensemble de critiques aux adaptationnistes. Ils leur reprochent d'abord d'avoir une vision panglossienne du monde, en référence au Pangloss de Voltaire (qui lui-même visait Leibniz) pour qui tout ce qui existe à une utilité (générale). 20/N
Ils leur reprochent donc de toujours chercher une utilité passée à toutes les caractéristiques. Critique liée : ils les accusent également de confondre trait adaptatif et adaptation, c'est-à-dire l'utilité actuelle et l'utilité passée. 21/N
Il faut pour eux résister à la tentation de "lire" dans l'utilité actuelle d'une caractéristique la preuve de son utilité passée (dans des environnements souvent différents). 22/N
Enfin, ils reprochent aux adaptationnistes de ne jamais abandonner l'adaptationnisme. Leurs scénarios évolutifs sont fondés sur peu de preuves ; lorsque des données les contredisent, ils sont remplacés par d'autres scénarios évolutifs pas plus solides... 23/N
... ou alors, s'ils ne trouvent pas d'alternatives, les adaptationnistes disent ( selon Gould et Lewontin) qu'il suffit d'attendre des données supplémentaires qui permettront de le faire. Bref, l'adaptationnisme ne semble pas réfutable et donc non scientifique. 24/N
(Même si nous avons vu dans un autre fil que la réfutation ou falsification des énoncés ne saurait suffire à caractériser ce qui est scientifique). 25/N
A quel point les caractéristiques sont-elles contraintes ? Comment les adaptationnistes pourraient-ils échapper à ces fortes critiques ? Nous en parlerons la prochaine fois (sans doute dans moins d'une semaine) car le fil est déjà suffisamment long ! 26/N
En attendant et comme d'habitude, merci d'avance pour les likes, RTs, etc. Tant qu'il y en a je continuerai !
Programme à venir : suite et fin des adaptations donc ; puis conseils de lectures en philosophie des sciences et de la biologie ; puis l'innovation technologique. 27/27

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8 Oct
Une partie non négligeable de la biologie s'intéresse à l'évolution et à la théorie de la sélection naturelle. Mais qu'est-ce exactement que la sélection naturelle ? C'est le sujet de notre premier fil de philosophie de la biologie. 1/N
#FilPhiloSciences
Tout d'abord, évolution et sélection naturelle ne sont pas synonymes ! Pour aller vite, on parlera d'évolution (dans une population) lorsque la fréquence d'une caractéristique donnée change. Par exemple, lorsque la proportion d'individus aux yeux bleus passe de 20% à 21%. 2/N
Une population évolue donc pratiquement toujours. Mais cela ne veut pas dire que la sélection naturelle y agit. La sélection naturelle n'est qu'une cause possible (parmi plusieurs autres) de l'évolution d'une population. 3/N
Read 31 tweets
1 Oct
On entend souvent dire que une attitude scientifique ou rationnelle devrait être fondée sur le doute. Quelle sont l'importance et l'utilité du doute en science ? C'est notre sujet de philosophie des sciences de la semaine. Un fil ! 1/N
#FilPhiloSciences
Note préliminaire : contrairement au précédent thème (la définition de la science), celui-ci n'est pas un sujet de cours classique. Le fil sera donc plus exploratoire que d'habitude, même s'il se fonde évidemment sur diverses sources. 2/N
Tout d'abord, gardons à l'esprit quand on parle de doute, plusieurs cas de figure sont possibles. On peut douter de différentes choses ; un doute peut être plus ou moins fort ; on peut parler de doute au niveau individuel ou collectif. L'utilité du doute peut donc varier. 3/N
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24 Sep
Aujourd'hui, suite et fin (3e partie) de notre fil sur la définition de la science, avec le point de vue contemporain sur le débat, et surtout le cas très particulier des pseudosciences ! 1/N
Dans le premier fil, nous avons vu qu’on ne peut définir la science comme produisant de la certitude au sujet de vérités ou de faussetés. 2/N
Dans le deuxième fil, nous avons vu que les critères fondés sur les caractéristiques plus concrètes ou sociales de l'activité scientifique échouent également. 3/N
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18 Sep
Qu’est-ce que la science ? Les approches classiques, deuxième partie (de ce fil qui en comptera au moins trois). Attention, aujourd’hui ça va être un peu plus long et dense (pas trop !), avec Kuhn, Lakatos et Merton. 1/N
#FilPhiloSciences
Dans le premier fil, on a vu que définir un énoncé scientifique comme étant vérifiable (on peut montrer qu’il est vrai sur la base de suffisamment d’observations) ne fonctionnait pas, contrairement à ce qu’espéraient les empiristes logiques… 2/N
… et que chercher à la définir comme falsifiable (il est possible qu’il se révèle faux), comme le voulait Popper, ne convient pas davantage. Mais les tentatives de démarquer la science de la non-science ne s’arrêtent pas là, et s’éloignent des énoncés. 3/N
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16 Sep
L'opposition entre science et pseudo-science ou non science, qui semble toujours d'actualité, existe depuis longtemps - et intéresse évidemment les philosophes des sciences. Qu'est-ce donc que la science ? Un fil (en plusieurs parties). 1/N
Plusieurs parties car je parlerai d'abord des tentatives classiques de définition de la science, avant de passer aux perspectives plus récentes. Aujourd'hui, les approches classiques donc. 2/N
Un mot d'abord sur l'intérêt de la question. La science a une autorité particulière - ses théories et affirmations sont censées être plus convaincants, mieux justifiées que celles faites dans des domaines non scientifiques, ou se prétendant scientifiques. 3/N
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14 Sep
Que faire face à des affirmations simplistes, fausses et
répétées ?
Un petit fil, motivé par : le déluge de telles affirmations pendant la pandémie ; la fréquentation de Twitter en général ; et quelques évocations récentes de la loi de Brandolini (voir ci-dessous). 1/N
Le problème fondamental est posé par ce qu'on appelle la
loi de Brandolini, à savoir le fait qu'il faut en général beaucoup plus de temps pour contrer une "idiotie" que pour l'énoncer. Face à des "idioties" en grand nombre, le combat semble donc perdu d'avance. 2/N
En d'autres termes, l'idée est celle de l'asymétrie entre affirmation et réfutation: la première est rapide et économique, la seconde coûteuse en temps et en efforts. 3/N
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