Thread by @ThomasBranthome

Pour les amoureux d'Histoire des idées politiques, un petit thread sur un livre peu connu mais à l'influence pourtant majeure sur l'histoire révolutionnaire :

"Que faire" (1863), de Nikolaï Tchernychevski,

ce roman qui a bouleversé Dostoïevski, Lénine, Emma Goldman, Nabokov...

1. "Que faire ?" n'est pas un traité politique mais un roman à première vue assez inoffensif et dont on peine au commencement à comprendre pourquoi il a tenu une place si importante dans la littérature révolutionnaire.

2. Quelque part entre Goethe, Balzac et Dostoïevski, il narre les problématiques amoureuses & sociales de différents protagonistes (Vera Pavlovna, Lopoukhov, Kirsanov) dans un style un peu ampoulé et pas toujours simple à suivre (le problème de traduction est palpable).

3. Mais en y regardant de plus près, on voit sous ce vernis romanesque des traits totalement iconoclastes sur l'amour, le couple, l'organisation du travail en coopérative, le mépris de l'argent, le rêve d'une société reposant sur des biens mis en commun, l'hostilité au servage...

4. On y trouve surtout, notamment à travers le personnage de Vera Pavlovna, une ode à la liberté, à l'éducation, à l'émancipation et à l'affranchissement des valeurs bourgeoises de la société traditionnelle russe ;

un appel à "sortir de la cave" [citation du livre].

5. La biographie de Tchernychevski permet de mieux comprendre les véritables enjeux de ce roman. Né en 1828, ayant refusé la prêtrise, Tchernychevski voit sa vie bouleversée dans sa 20aine par la fréquentation des cercles littéraires de Saint-Pétersbourg. Là, il lit Saint-Simon,

6. Fourrier, Owen, peut-être même d'Holbach. Il lance alors une revue Sovremennik (Le Contemporain) qui à près de 5000 abonnés et jouit d'une forte influence dans le milieu estudiantin. Mais l'agitation de ce milieu et les premiers troubles politiques conduisent à son arrestation

7. Il est incarcéré à la forteresse Pierre-et-Paul un temps, puis envoyé en Sibérie pour une déportation à vie. C'est là qu'il écrit "Que faire?".

Toute la ruse de Tchernychevski va être d'écrire un roman de façon à ce qu'il échappe à la censure. Et la ruse va marcher.

8. Le livre se répand partout.
Georges Plekhanov, le plus grand marxiste russe jusqu'à l'avènement de Lénine, écrit en 1890 : "Qui n'a lu et relu ce livre fameux ? Qui n'a subi son attrait et sous son influence bénéfique, qui ne s'est purifié, amélioré, fortifié, enhardi ?"

9. Lénine, plus éloquent encore sur l'effet provoqué par l'ouvrage, écrit quant à lui en 1904 : "Il m'a labouré de fond en comble" et n'hésite pas à affirmer que Tchernychevski était "le plus grand et le plus doué des représentants du socialisme avant Marx".

10. Tchernychevki est en effet, avec Herzen, un des grands représentants du mouvement révolutionnaire russe aujourd'hui qualifié de "populisme" qui donnera naissance à des organisations comme la Narodnaïa Volia ("Volonté du Peuple"), auteure du meurtre du Tsar Alexandre II ;

11. mais aussi, plus tard, de L'Organisation de combat des Socialistes révolutionnaires qui inspirera Camus pour sa pièce "Les Justes".

Tchernychevski est ainsi un maillon d'une chaîne allant de Bakounine à Lénine, un maillon qui va transformer la vision russe de la Révolution.

12. On le sait Bakounine était un anarchiste pour qui la révolution est une affaire internationale. Chez Tchernychevski - et Dostoïevski en forgera une des idées fondamentales de son oeuvre-, il y a une "vocation" spécifique du peuple russe. Tchernychevski le dit avec mysticisme.

13. A mes yeux, des personnages comme Stavroguine ou Verkhovensky dans "Les Possédés" ou Ivan & Alexeï Kamarazov m'apparaissent plus marquants que Rakhmetov, mais c'est ce dernier qui va véritablement bousculer la "pratique" russe de l'engagement.

14. Alain Besançon dans "Les Origines intellectuelles du léninisme" dit qu'avec lui, l'action devient le seul vrai "salut". Ce qui n'est pas sans danger puisque certains narodnikis n'auront d'autre programme que l'action, pour ne pas dire, la violence, basculant dans le nihilisme

15. Cela aurait pu être le cas de Lénine. Mais la découverte de Marx, en lui donnant à voir le "matérialisme historique" scientifique, va le conduire à s'extirper du "socialisme utopique" de Tchernychevski et devenir le grand théoricien du marxisme contre le populisme.

16. ce que Trotski secondera dans son opposition aux Socialistes révolutionnaires

On peut donc dire que Lénine prend de Tchernychevski l'audace et la nécessité de "l'action" qu'il oppose à l'inertie de Plekhanov - d'où la rupture au moment de la fondation du journal l'Iskra -

17. mais il y a rajoute un fond doctrinal "scientifique" par le marxisme que n'ont jamais eu les populistes. On trouve là l'explication de la leçon que Lénine inflige à ce qu'il nomme les "gauchistes" en 1920 dans son ouvrage "La maladie infantile du communisme", c'est-à-dire aux

18. membres de la IIIe Internationale dont il pointe le désir puérile et aveugle de pureté qui les conduit à ne rien comprendre sur la stratégie révolutionnaire (refus de la participation aux élections de la Constituante de 1917, refus de la paix de Brest-Litovsk).

19. Toutefois Lénine maintiendra son affection de jeunesse à Tchernychevski en intitulant son grand traité fondateur du marxisme-léninisme "Que faire ?" (1901), comme une forme de clin d'œil.

20. Anecdote amusante, nous avons depuis trouvé un écrit de Gracchus Babeuf datant de 1795 qui s'appelait "Quoi faire ?".

Ce Babeuf qui par ses écrits ("Le manifeste des égaux") et son activité politique (La conspiration des égaux) était tenu par Marx et Engels

21. comme un des premiers communistes de l'Histoire...

Quelques fois, dans l'inconscient de la nuit du Monde, certains Hommes se tiennent la main en enjambant les iconostases.