Cabinet d'instruction, je reçois aujourd'hui Joseph. Joseph et moi, on ne s'entend pas. Je l'énerve. Il est détenu provisoire depuis quelques semaines & commence déjà à trouver le temps long...Pour ne pas l'énerver encore +, je me dispense de lui indiquer que ça risque de durer.
Joseph est mis en examen pour enlèvement et séquestration. J'ai été saisie suite à la découverte au domicile de Didier d'1 mare de sang au sol. 1 grande mare de sang. Et pas de Didier. Les gendarmes ont par contre retrouvé sa voiture, son téléphone, sa carte bleue.
Didier habite à la campagne, où serait-il allé à pied?.. Il est entrepreneur et ne quitte JAMAIS son téléphone. Ça ne sent pas bon, pas bon du tout...Le parquet s'est empressé de saisir un juge d'instruction ; bingo, je suis l'heureuse gagnante.
Avec les gendarmes on met tous les actes d'enquête possibles en oeuvre, le paquet!! Qui sait, Didier est peut-être encore vivant?.. L'ensemble de l'entourage de la victime est placé sur écoutes, ses proches entendus comme témoins... On ratisse large.
Rapidement Joseph attire l'attention. Il est plus jeune que Didier mais était en affaires avec lui : son aîné l'avait pris sous son aile et avait investi dans sa petite entreprise d'achat et revente de véhicules de collection. D'après Joseph, 1 amitié franche et sincère.
D'après la famille de Didier, 1 investissement hasardeux et pas rentable. Le disparu avait exprimé sa volonté de récupérer sa mise, en vain... Tiens donc. Une dette. A ce stade les enquêteurs grattent partout et Joseph est 1 hypothèse parmi d'autres, mais qui retient l'attention.
Il dit qu'il était à 1 RDV professionnel à 80 km de chez Didier, qu'il n'a pas eu au téléphone depuis des jours au moment de sa disparition. Ah. La téléphonie dit le contraire, il l'a bien appelé le dernier jour où Didier a eu son fils, à qui il parlait quotidiennement, en ligne.
Le rendez vous professionnel de Joseph ne confirme en outre pas son alibi. La géolocalisation du téléphone de Joseph ne le situe en revanche pas chez Didier : juste après l'avoir appelé, le téléphone a été éteint. Ah. Les gendarmes mettent en évidence que c'est inhabituel.
Il n'éteint jamais son téléphone. Les gendarmes établissent que le lendemain du jour de la disparition de Didier, Joseph a mis son véhicule à la casse. Un véhicule qu'il utilisait tous les jours et qui marchait... Véhicule saisi, police technique et scientifique...
Dans le coffre, il y a du sang. Je désigne un expert pour l'exploitation des traces, je veux les résultats rapidement et, très vite : bingo. C'est le sang de Didier. Évidemment top départ garde-à-vue... On a peu d'espoir mais qui sait, si Didier était retenu quelque part?..
Joseph est entendu 8 fois en garde-à-vue. Il donnera... 8 versions. A chaque élément à charge exposé par les enquêteurs, il modifie son scénario pour inclure ce nouvel élément. Et on est vraiment dans un scénario, digne d'1 film hollywoodien... Joseph n'est plus crédible.
Les gendarmes sentent qu'on n'en tirera rien... Et toujours aucun indice sur l'endroit où se trouve Didier, vivant ou plus probablement déjà mort. C'est rageant, c'est frustrant, la porte est là devant nous et seul Joseph en a la clé. Il m'est présenté et il est mis en examen.
Le JLD le place en détention. Quelques jours après, interrogatoire au fond. Je travaille Joseph pendant plus de 4 heures. J'essaye tout, je reprends les éléments à charge, j'expose les derniers indices recueillis par les enquêteurs, qui l'enfèrent plus encore.
Je décris la famille de Didier morte d'angoisse, j'en appelle à son honneur, son intelligence, je lui indique qu'il aggrave son cas : tôt ou tard je vais trouver, avec ou sans lui, ne vaut-il pas mieux tôt & avec sa coopération ?.. Rien n'y fait.
Joseph est 1 mur. Il me sert 1 énième version... Que je dois faire vérifier. A l'instruction, on ferme les portes, selon la formule consacrée. Les gendarmes cherchent donc du côté de la version de Joseph, rapidement démontée. Rien ne colle. Rien. Nouvel interrogatoire.
Joseph peaufine son scénario. Nouvelles vérifications. Ca fait des semaines maintenant... Didier n'est pas ré apparu, évidemment. Les gendarmes ont continué à gratter... Et ont placé en garde-à-vue 1 proche de Joseph, Claude, apparaissant en lien avec lui le jour des faits.
Claude craque, très vite... Ce jour-là il a accompagné Joseph chez Didier. Ils devaient juste parler... Il a attendu dehors, a entendu des éclats de voix... Quand Joseph a ouvert la porte, il lui a désigné le corps de Didier, au sol, la tête ensanglantée.
Alternant menaces & supplications, il l'a convaincu de l'aider à porter le corps de Didier jusque dans la voiture...Ils s'en débarrassent en forêt. Le jour même, les gendarmes et moi suivons Claude dans les bois. Il nous désigne la pente escarpée sur laquelle ils ont jeté Didier.
Il est là. Évidemment dans un sale état, méconnaissable, déjà saisi par la mort... Claude est en pleurs. Le directeur d'enquête fait appeler le médecin légiste. "Ça va madame le juge?" me glisse-t-il. Je hoche la tête et essaie de sourire, un peu. Pas très concluant.
Je pense à l'épouse de Didier. Son fils. Ils y croyaient encore, 1 peu... Peut-être était-il retenu en otage?..Il va falloir leur dire...On attend longtemps que le légiste arrive, en pataugeant dans la boue. On essaye de parler, de tout & de rien, mais il y a cette gravité.
On débriefe nos autres dossiers en cours, on essaye même de plaisanter comme pour conjurer ce maudit moment... Mais même si on s'attendait à cette issue là, nos voix sont sourdes et résonnent étrangement... Les minutes me semblent interminables et ces bois angoissants.
Levée de corps, le légiste discerne a grand peine au vu de l'état du corps des lésions au visage. On en saura plus à l'autopsie : fracas facial et hémorragie massive au niveau de la tête. Il fixe une date de décès compatible avec le jour de la disparition de Didier.
Après savoir s'il a été chargé vivant dans le véhicule, ou déjà mort...Si c'est là dans le silence de ce bois qu'il a agonisé...Impossible.
Aujourd'hui je reçois Joseph et j'y vais sans détour, cash : Claude a craqué. Il a tout balancé. Bien sûr il le sait, son avocat lui a dit.
Joseph ne bronche pas et me sert un nouveau scénario... Dans lequel il charge Claude, of course...
Même après des mois d'instruction, des expertises à foison, des interrogatoires et confrontations, une reconstitution de 6 heures.., le tout l'accablant, Il ne lâchera rien.
Il sera finalement renvoyé devant la Cour d'Assises, Claude à ses côtés, sans qu'il ait jamais montré le moindre affect au cours de nos nombreux entretiens. Ça reste un des personnages les plus énigmatiques que j'ai mis en examen au cours de ces années à l'instruction.

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5 Mar
1 morceau de ma vie de juge d'instruction : ce soir la nuit tombe, je viens d'apprendre une mauvaise nouvelle sur le plan perso. Je pleure au volant mais même si j'ai juste envie de rentrer chez moi & me rouler en boule, il n'en est pas question : c'est jour de reconstitution.
Une reconstitution à l'instruction ça se programme des semaines voire des mois à l'avance : en l'espèce, les faits se sont déroulés sur la voie publique dans un quartier dit mal fréquenté et les policiers ont donc mis en place une importante sécurisation des lieux.
Donc, en forme ou pas, j'ai prévu mon combo baggy-baskets de reconstit', je serre les dents, & go. Les yeux humides et le liner qui a coulé n'échappent pas au directeur d'enquête qui me connaît bien...1 main sur l'épaule, "ça va?..", je hoche la tête, je souris...Show must go on.
Read 25 tweets
4 Mar
L'auditeur de justice, futur magistrat, fait pendant sa formation un stage en établissement pénitentiaire. 15 jours. Moi ça a été à la maison d'arrêt de l'Elsau, à Strasbourg. On porte un uniforme de surveillant, les chaussures aussi, qui font mal au pied...
Je ne sais pas si l'Elsau est mieux ou pire qu'ailleurs... Mais je me souviens ce sentiment d'oppression en détention. Le bruit des clés, incessant. Passer 1 porte, attendre qu'elle soit sécurisée, ouvrir la suivante. Le bruit permanent de toute façon, les cris.
La saleté des lieux, le sol jonché de déchets en bas des fenêtres. L'odeur d'humidité et des corps sales ; à l'époque (ça a peut-être changé) un détenu pouvait prendre 2 douches par semaine...Je me souviens la promiscuité, l'entassement à plusieurs par cellule.
Read 9 tweets
17 Feb
Un samedi de perm. C'est l'été, il est tôt, l'air a cette fraîcheur si agréable... Je chantonne en allant au commissariat où je suis conviée au traditionnel petit dej-debrief organisé quand c'est 1 OPJ avec qui je m'entends bien qui est d'astreinte... Quand soudain je la croise.
Elle sort du commissariat. Elle a 1 poignet bandé, le bras immobilisé contre le buste. Elle porte un débardeur & sans exagérer, les parties visibles de son corps, visage inclus, sont presque recouvertes de meurtrissures, d'ecchymoses, de blessures. Sa lèvre est fendue
elle a le nez enflé, un oeil au beurre noir. Les épaules basses, les yeux dans le vague, elle ne répond pas à mon "bonjour" timide... Le petit air joyeux que je fredonnais reste coincé dans ma gorge, plus du tout envie de chanter. Je rejoins l'OPJ et bien sûr il m'explique
Read 23 tweets
15 Feb
Plusieurs personnes m'ont demandé après avoir lu mes thread comment 1 magistrat fait pour supporter la souffrance au quotidien. Pour beaucoup d'entre nous, ça se fait aisément, comme un médecin supporte la douleur et parfois la mort. On le doit, pour les justiciables, on le fait.
Par contre les années passant je supporte de moins en moins les injonctions à faire mieux, à faire plus, sans les moyens qui vont avec. Le gouvernement qui se "saisit du problème", crée une nouvelle incrimination, une nouvelle procédure, balance du recrutement gadget...
Marre d'être comptable avec le greffe, les enquêteurs, les éducateurs PJJ, les conseillers d'insertion et de probation des ratés d'1 machine alors qu'au quotidien on HURLE qu'il lui manque des rouages. La réponse ? "Mettez de l'huile". Et ben scoop, la machine marche mal.
Read 5 tweets
15 Feb
Elle est petite & emmitouflée dans son grand manteau violet Carole, là, sur le banc des parties civiles pas loin de moi. C'est vrai qu'il fait froid dans la salle d'audience en cet après-midi de décembre. Comparution immédiate. Le fils de Carole joue dans la salle des pas perdus.
Surveillé par sa grand-mère, le petit Pierre, 5 ans, joue à sauter sur les grandes dalles en pierre du sol gris. Il n'a rien à faire dans 1 tribunal. Mais nous sommes là. Parce que Carole a 1 hématome violacé autour de son oeil. Que ce n'est pas la 1ère fois. Et que ça suffit.
Avant hier dans la soirée Carole a appelé les gendarmes, au 17. On a versé au dossier la bande son de l'appel. Carole appelle à l'aide & ce qui déchire le plus le coeur, ce ne sont même pas ses pleurs à elle mais la petite voix de son fils qui demande à son papa d'arrêter.
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14 Feb
María s'avance à la barre de la cour d'assises. Je siège en tant qu'assesseur dans une affaire de meurtre, une affaire sordide. Ana est morte égorgée, sauvagement, par un homme à qui elle vendait son corps, Victor, pour quelques dizaines d'euros.
María a appris tout à la fois que sa mère avait perdu la vie & de quelle manière elle la gagnait. María est jeune, même pas 20 ans, & belle ; sur son visage on reconnaît les traits qu'on distinguait à grand peine sur les photos de la decouverte du cadavre supplicié d'Ana.
María ne parle pas français. Par le biais d'une interprète, la voix étranglée, elle raconte qu'Ana était une bonne maman. Elle s'occupait bien d'elle. Elle était venue en France parce que dans son pays, c'est la misère. María pensait qu'elle vendait des fruits et des légumes.
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