1 morceau de ma vie de juge d'instruction : ce soir la nuit tombe, je viens d'apprendre une mauvaise nouvelle sur le plan perso. Je pleure au volant mais même si j'ai juste envie de rentrer chez moi & me rouler en boule, il n'en est pas question : c'est jour de reconstitution.
Une reconstitution à l'instruction ça se programme des semaines voire des mois à l'avance : en l'espèce, les faits se sont déroulés sur la voie publique dans un quartier dit mal fréquenté et les policiers ont donc mis en place une importante sécurisation des lieux.
Donc, en forme ou pas, j'ai prévu mon combo baggy-baskets de reconstit', je serre les dents, & go. Les yeux humides et le liner qui a coulé n'échappent pas au directeur d'enquête qui me connaît bien...1 main sur l'épaule, "ça va?..", je hoche la tête, je souris...Show must go on.
On rattrape les dégâts dans le rétro en débarbouillant les yeux de panda, et je m'avance vers Marc, mon mis en examen, menotté et porteur de la corde attaché à sa ceinture que tient l'1 des membres de l'escorte, comme la plupart du temps pendant les reconstitutions.
Je déteste cette corde, on dirait une laisse;comme la plupart du temps lorsqu'il ne me semble pas y avoir de risque au niveau de la sécurité, je demande à ce qu'elle soit retirée, ce que l'escorte accepte.Marc n'est pas bien.Ce soir, il doit me montrer comment il a tué son frère.
C'était 1 soir d'été brûlant, 1 petite fête dans 1 petite salle d'1 quartier populaire, comme on dit. La fille de Marc fête ses 20 ans : il a réuni les siens. Il est fier de sa famille, unie malgré les galères... L'argent ne coule pas à flot, et on ne profite pas beaucoup.
Marc et sa femme cumulent les petits boulots ; la précarité, les coups durs, le petit appart' dans ce quartier de tours grises... Le couple a 3 enfants. Les deux aînés ont quitté tôt le nid et sont partis travailler. La dernière fait des études, de littérature.
Marc en est fier & ce soir là tous les amis de sa petite dernière, son bébé, ont été invités, ainsi que les soeurs & la mère de Marc, son épouse, ses deux fils... De la musique, un peu d'alcool... Tout le monde est joyeux, ça plaisante, les jeunes dansent...Marc est heureux.
Jusqu'à la fausse note...& l'arrivée du trouble fête. Eugène, son frère aîné, a décidé de venir...& il n'était pas sur la liste des invités. Marc ne s'entend pas avec ce frère qui est brouillé avec toute la famille. Il habite dans le quartier et pourtant... Ils ne se parlent pas.
Il lui fait honte en fait, il boit, il ne travaille pas et il cumule les frasques, les bagarres. Eugène s'est toujours moqué de lui, l'a toujours humilié, a profité de la gentillesse de leur mère... Il a même fait un esclandre lors de l'enterrement de leur père.
Marc ne l'a pas convié à cette fête car il sait comment ça va finir, et dès son arrivée, il sait qu'il a eu raison. Eugène est ivre et l'affuble de ce sobriquet idiot qu'il traîne depuis l'enfance. Il apostrophe les invités, est sale, vulgaire, il le met mal à l'aise.
Il n'écoute pas leurs soeurs qui l'invitent à partir. La joie enivrée de Marc se dissipe et cède la place à l'agacement puis à la colère... Il saisit Eugène par le col et le traîne en dehors de la salle, plus loin dans la rue... Son frère se débat et braille, l'insulte.
Quand Marc le lâche, à quelques dizaines de mètres de la fête, il lui enjoint de rentrer chez lui, de les laisser tranquille... Eugène ricane et lui demande ce qu'il va faire s'il refuse, lui, le petit, le minable, lui qui n'a jamais réussi à rien... Eugène le bouscule.
Oh Marc ne risque pas grand chose, Eugène titube et n'a dans son état guère de force. Mais Marc est en colère et cette fois ne parvient pas à lâcher l'affaire. Plutôt que de retourner à la fête, il écoute Eugène l'invectiver, le traîner plus bas que terre...
Des larmes de rage montent à ses yeux.Eugène explose de rire,bébé Marco chiale, comme 1 môme qu'il a toujours été...Marc recule jusqu'à sa voiture,garée juste là,& ouvre le coffre.Oh en interrogatoire il a bien été obligé de reconnaître qu'à ce moment là il sait ce qu'il cherche.
Sa machette. Celle dont il se sert pour ses travaux dans les espaces verts. Il la brandit mais l'alcool qui coule dans les veines d'Eugène, sûrement, l'empêche de voir que cette fois, on a franchi le cap de la dispute et de l'aîné qui asticote son cadet... Il s'esclaffe.
& tu vas faire quoi bébé Marco, hein, quoi? Rien comme toujours, pleurer, & puis? Marc encaisse les injures, la machette à la main, il entend Eugène se moquer de sa petite vie ratée, ses échecs... Quand Eugène s'avance il frappe. Pas très fort. Pas assez pour qu'Eugène se taise.
Alors il frappe, encore, et encore...il ne sait pas combien de fois. C'est un habitant du quartier qui intervient et désarme Marc qui, comme fou, frappe, frappe Eugène au sol qui a depuis longtemps cessé de rire. C'est le légiste qui me donnera le compte des coups. 14.
14 coups qui ont laissé la victime dans un triste état. Marc est hébété quand il est présenté devant moi, qui suis de permanence. Il reconnaît les faits car rationnellement, bien sûr, il sait qu'il les a commis. Mais... Il ne comprend pas. L'instruction a été rapide et ce soir...
C'est tremblant que Marc descend du camion de la pénitentiaire qui le ramène dans son quartier. Les voisins aux fenêtres...Il baisse les yeux & j'y vois la même incrédulité qu'à chaque interrogatoire, comment en suis-je arrivé là ?.. Le psychiatre ne lui a décelé aucune maladie.
Il le décrit comme saisi au moment des faits d'1 colère sourde, noire, torrentielle, emportant tout sur son passage. Il appelle ça 1 raptus, comme si toute cette rancoeur accumulée depuis toutes ces années avait explosé... Marc ne se cherche pas d'excuses. Il ne comprend pas,
mais il sait que ce qu'il a fait est irréparable, qu'il a fait du mal autour de lui, à sa mère, qui va le voir en prison et ne s'est pas constituée partie civile, à sa femme qui galère plus encore sans lui, à ses enfants.. & à Eugène, qui "était mauvais mais ne méritait pas ça".
Ce soir-là Marc fait des efforts et rejoue la soirée. Sa maman est là, et malgré mon insistance car ce qu'elle va voir va lui faire mal, et car sa présence n'aide pas Marc, elle veut rester... Marc ne parvient pas à rejouer la scène des coups, il dit qu'il ne s'en souvient pas.
C'est 1 policier qui joue son rôle & mime les gestes que le témoin qui y a mis fin décrit. Quand je raccompagne Marc jusqu'au camion de l'administration pénitentiaire qui va le ramener en prison, il pleure sans bruit quand sa mère le prend dans ses bras, avant d'être menotté.
Une demi heure plus tard, de nouveau seule, la pression retombe et je me refais, dans l'obscurité de ma voiture, de magnifiques yeux noirs de panda en retournant chez moi.
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L'auditeur de justice, futur magistrat, fait pendant sa formation un stage en établissement pénitentiaire. 15 jours. Moi ça a été à la maison d'arrêt de l'Elsau, à Strasbourg. On porte un uniforme de surveillant, les chaussures aussi, qui font mal au pied...
Je ne sais pas si l'Elsau est mieux ou pire qu'ailleurs... Mais je me souviens ce sentiment d'oppression en détention. Le bruit des clés, incessant. Passer 1 porte, attendre qu'elle soit sécurisée, ouvrir la suivante. Le bruit permanent de toute façon, les cris.
La saleté des lieux, le sol jonché de déchets en bas des fenêtres. L'odeur d'humidité et des corps sales ; à l'époque (ça a peut-être changé) un détenu pouvait prendre 2 douches par semaine...Je me souviens la promiscuité, l'entassement à plusieurs par cellule.
Cabinet d'instruction, je reçois aujourd'hui Joseph. Joseph et moi, on ne s'entend pas. Je l'énerve. Il est détenu provisoire depuis quelques semaines & commence déjà à trouver le temps long...Pour ne pas l'énerver encore +, je me dispense de lui indiquer que ça risque de durer.
Joseph est mis en examen pour enlèvement et séquestration. J'ai été saisie suite à la découverte au domicile de Didier d'1 mare de sang au sol. 1 grande mare de sang. Et pas de Didier. Les gendarmes ont par contre retrouvé sa voiture, son téléphone, sa carte bleue.
Didier habite à la campagne, où serait-il allé à pied?.. Il est entrepreneur et ne quitte JAMAIS son téléphone. Ça ne sent pas bon, pas bon du tout...Le parquet s'est empressé de saisir un juge d'instruction ; bingo, je suis l'heureuse gagnante.
Un samedi de perm. C'est l'été, il est tôt, l'air a cette fraîcheur si agréable... Je chantonne en allant au commissariat où je suis conviée au traditionnel petit dej-debrief organisé quand c'est 1 OPJ avec qui je m'entends bien qui est d'astreinte... Quand soudain je la croise.
Elle sort du commissariat. Elle a 1 poignet bandé, le bras immobilisé contre le buste. Elle porte un débardeur & sans exagérer, les parties visibles de son corps, visage inclus, sont presque recouvertes de meurtrissures, d'ecchymoses, de blessures. Sa lèvre est fendue
elle a le nez enflé, un oeil au beurre noir. Les épaules basses, les yeux dans le vague, elle ne répond pas à mon "bonjour" timide... Le petit air joyeux que je fredonnais reste coincé dans ma gorge, plus du tout envie de chanter. Je rejoins l'OPJ et bien sûr il m'explique
Plusieurs personnes m'ont demandé après avoir lu mes thread comment 1 magistrat fait pour supporter la souffrance au quotidien. Pour beaucoup d'entre nous, ça se fait aisément, comme un médecin supporte la douleur et parfois la mort. On le doit, pour les justiciables, on le fait.
Par contre les années passant je supporte de moins en moins les injonctions à faire mieux, à faire plus, sans les moyens qui vont avec. Le gouvernement qui se "saisit du problème", crée une nouvelle incrimination, une nouvelle procédure, balance du recrutement gadget...
Marre d'être comptable avec le greffe, les enquêteurs, les éducateurs PJJ, les conseillers d'insertion et de probation des ratés d'1 machine alors qu'au quotidien on HURLE qu'il lui manque des rouages. La réponse ? "Mettez de l'huile". Et ben scoop, la machine marche mal.
Elle est petite & emmitouflée dans son grand manteau violet Carole, là, sur le banc des parties civiles pas loin de moi. C'est vrai qu'il fait froid dans la salle d'audience en cet après-midi de décembre. Comparution immédiate. Le fils de Carole joue dans la salle des pas perdus.
Surveillé par sa grand-mère, le petit Pierre, 5 ans, joue à sauter sur les grandes dalles en pierre du sol gris. Il n'a rien à faire dans 1 tribunal. Mais nous sommes là. Parce que Carole a 1 hématome violacé autour de son oeil. Que ce n'est pas la 1ère fois. Et que ça suffit.
Avant hier dans la soirée Carole a appelé les gendarmes, au 17. On a versé au dossier la bande son de l'appel. Carole appelle à l'aide & ce qui déchire le plus le coeur, ce ne sont même pas ses pleurs à elle mais la petite voix de son fils qui demande à son papa d'arrêter.
María s'avance à la barre de la cour d'assises. Je siège en tant qu'assesseur dans une affaire de meurtre, une affaire sordide. Ana est morte égorgée, sauvagement, par un homme à qui elle vendait son corps, Victor, pour quelques dizaines d'euros.
María a appris tout à la fois que sa mère avait perdu la vie & de quelle manière elle la gagnait. María est jeune, même pas 20 ans, & belle ; sur son visage on reconnaît les traits qu'on distinguait à grand peine sur les photos de la decouverte du cadavre supplicié d'Ana.
María ne parle pas français. Par le biais d'une interprète, la voix étranglée, elle raconte qu'Ana était une bonne maman. Elle s'occupait bien d'elle. Elle était venue en France parce que dans son pays, c'est la misère. María pensait qu'elle vendait des fruits et des légumes.