Perm parquet, 1 matin. Je défère Ewan, à peine 20 ans. Je le connais depuis longtemps, trop longtemps sûrement, lui & moi ça devient une longue histoire, et je ne sais que trop bien quel est son parcours. 1 grand frère incarcéré, 1 beau-père pareil, 1 maman dépassée.
1ers passages à l'acte délinquantiels vers 13 ans, commis la nuit à traîner en rase campagne...Sa mère ne parvient pas à le cadrer, Ewan part en foyer. 14 ans, 1er fait d'arme notable : il vole un tracteur à côté du foyer pour aller conter fleurette à 1 jeune fille.
Le placement se passe mal, il change de structure une première fois, puis deux, puis trois...Il accumule les délits, les atteintes aux biens surtout, et il se met en danger, consomme des stupéfiants, fugue et traîne dehors la nuit... Rien ne semble avoir de prise sur lui.
Le juge des enfants d'Ewan ordonne une mesure judiciaire d'investigation éducative pour comprendre le fonctionnement familial, ça nous permet de mieux comprendre le passé d'Ewan et de mettre le doigt sur les carences affectives et le rapport à la loi complètement défaillant...
Il ordonne également une expertise psychiatrique. A part certaines limites cognitives qu'on pressentait déjà, aucun scoop : intolérance à la frustration, raisonnement à court terme, impulsivité... Des traits communs à beaucoup d'habitués des tribunaux.
Et de fait, Ewan use ses survêtements de marque sur les bancs du tribunal pour enfants, il accumule les audiences, les condamnations, et bénéficie bientôt de toutes les mesures éducatives, de tous les suivis possibles, pour l'aider. Je perds patience avant son juge...
Je comprends les difficultés d'Ewan mais je sature de recevoir des appels des structures qui le prennent en charge et qui, les unes après les autres, de guerre lasse, après une énième confrontation, une énième bousculade plus ou moins grave, un énième vol, abandonnent.
A chaque fois je le défère et il est mis fin au placement, parce qu'un foyer pour mineurs et les éducateurs qui y travaillent n'ont pas à servir de défouloir à Ewan, et que dans ces structures, il n'est pas le seul à traîner des casseroles et à devoir se bagarrer avec la vie...
A chaque défèrement c'est la même histoire : Ewan promet, Ewan s'engage, Ewan jure ses grands dieux qu'il a compris, Ewan vous fixe de ses grands yeux bleus et vous fait son grand sourire, et ce n'est qu'un môme... Alors il parvient a sauver la mise, un long moment.
J'ai déjà compris qu'il faudrait bien en passer par là & quand Ewan va en prison la 1ère fois, c'est en pleurant. 10 jours. 10 jours très durs pour lui qui ne supportait déjà pas le sentiment d'oppression que lui inspirait le foyer. Il le jure : LÀ, il a compris.
Il quitte la détention pour un nouvel essai maison. Echec, cuisant, en 1 semaine les relations avec maman sont à vif et Ewan est grand maintenant, il a 16 ans, et s'énerve vite. Nouveau foyer, ça tient, ça craque, on recommence... Quand je suis mutée à l'instruction, Ewan va mal.
A mon retour quelques années après, tout près... Ewan est majeur, et il est détenu. Je finis par le déférer lorsqu'il est interpellé sur ma permanence... Lors d'une permission de sortir, alors qu'il lui reste quelques semaines à purger, Ewan n'a pas réintégré la maison d'arrêt.
Le JAP lui avait accordé une journée et demi à l'extérieur pour faire des démarches en vue de son insertion professionnelle. Au lieu de s'y employer, Ewan est allé chez sa petite copine et, dans une version low cost de Bonnie and Clyde, ils ont volé une voiture à 1 jeune homme.
Après s'en être servis deux ou trois jours, ils l'ont vendue, en faisant de faux papiers, escroquant au passage l'acheteuse... Au bout de quelques jours à squatter à droite à gauche, à commettre de menus larcins, évidemment, Ewan s'est fait interpeller. Et le voilà, devant moi.
Oh j'enrage,je le revois si petit, j'ai l'impression à la fois d'un retour en arrière & d'1 immobilisme à pleurer...La lecture de son casier me fait sauter aux yeux l'échec, l'échec de tout ce qu'on a tenté, tous les placements,tous les suivis qui devaient lui servir de béquille.
Il a très peu changé, les mêmes yeux bleus, le même sourire... Les mêmes promesses. Et je le pourris comme quand il était mineur, je lui dis à quel point tout ça c'est du gâchis, que ces allers-retours dedans, dehors, dedans, et ainsi de suite, c'est pas une vie...
mais que ça sera la sienne, aussi longtemps qu'il ne fera pas d'autres choix. A quoi bon tout ça quelques semaines avant sa libération, pour quoi faire, gagner quoi, quelques jours à errer et une mention de plus au casier?.. Son avocate, la même depuis toutes ces années, opine.
Ewan aussi, il comprend, BIEN SUR qu'il a déconné, pas réfléchi, embarqué sa copine là dedans en +, juste avant sa sortie, c'est nul, c'est n'importe quoi...Cette fois, il a compris... Cette fois. Bien sûr Ewan me dit ce qu'il pense que j'ai envie d'entendre, et je le lui dis.
On a bien trop souvent joué ce pas de deux ensemble pour ne pas le savoir non? Je l'engueule, il me rassure sur mon utilité en me jurant que c'était la der des der, je fais semblant de le croire, et on en reste là...Jusqu'à la prochaine. Ewan sourit, et hausse les épaules.
Ce jour-là il est condamné, une fois de plus. Il promet qu'on ne l'y prendra plus, une fois de plus, appuyé à cette barre où je l'ai si souvent écouté essayer d'enjôler ses juges... Mais Ewan n'est plus devant le tribunal pour enfants et après l'audience, il repart en détention.
Ce n'est plus quelques semaines qui lui restent à purger mais 18 mois...Ewan est abattu mais à peine, cette scène aussi, il l'a déjà jouée tant de fois...D'ailleurs vu depuis ma place à l'audience il me semble que c'est Ewan qui console son avocate, "ça va aller",& pas l'inverse.
De longs mois après, je suis encore de permanence quand je reçois un mail du parquet de Fort Fort Lointain qui me remercie par avance de transmettre au juge d'application des peines de mon ressort une demande de rapport en vue de la comparution immédiate de demain...
Ewan, sorti de détention depuis quelques jours, y sera jugé pour extorsion aggravée.
La der des der...
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Demain commence le procès d'1 homme qui sera jugé pour un crime. Peu importe lequel, peu importe qui il est. La Cour va décortiquer les faits, avec précision. Entendre les témoins. Entendre les victimes. Les écouter raconter le cataclysme que ce crime a causé dans leur vie.
Entendre les proches de l'accusé, qui est un mari, un fils, un père. En plus de décortiquer les faits la Cour va apprendre à connaître cet homme, d'où il vient, qui il est. Peut-être va-t-elle réussir à répondre à la question du Pourquoi? S'il y en a un...
Le directeur d'enquête va détailler ses investigations.Les experts vont venir nous parler des faits, de l'accusé, de la victime...Ça va durer plusieurs jours.Les avocats des parties civiles vont plaider & nous parler d'elles ; s'ils doivent plaider 3 heures, nous les prendrons.
1 morceau de ma vie de juge d'instruction : ce soir la nuit tombe, je viens d'apprendre une mauvaise nouvelle sur le plan perso. Je pleure au volant mais même si j'ai juste envie de rentrer chez moi & me rouler en boule, il n'en est pas question : c'est jour de reconstitution.
Une reconstitution à l'instruction ça se programme des semaines voire des mois à l'avance : en l'espèce, les faits se sont déroulés sur la voie publique dans un quartier dit mal fréquenté et les policiers ont donc mis en place une importante sécurisation des lieux.
Donc, en forme ou pas, j'ai prévu mon combo baggy-baskets de reconstit', je serre les dents, & go. Les yeux humides et le liner qui a coulé n'échappent pas au directeur d'enquête qui me connaît bien...1 main sur l'épaule, "ça va?..", je hoche la tête, je souris...Show must go on.
L'auditeur de justice, futur magistrat, fait pendant sa formation un stage en établissement pénitentiaire. 15 jours. Moi ça a été à la maison d'arrêt de l'Elsau, à Strasbourg. On porte un uniforme de surveillant, les chaussures aussi, qui font mal au pied...
Je ne sais pas si l'Elsau est mieux ou pire qu'ailleurs... Mais je me souviens ce sentiment d'oppression en détention. Le bruit des clés, incessant. Passer 1 porte, attendre qu'elle soit sécurisée, ouvrir la suivante. Le bruit permanent de toute façon, les cris.
La saleté des lieux, le sol jonché de déchets en bas des fenêtres. L'odeur d'humidité et des corps sales ; à l'époque (ça a peut-être changé) un détenu pouvait prendre 2 douches par semaine...Je me souviens la promiscuité, l'entassement à plusieurs par cellule.
Cabinet d'instruction, je reçois aujourd'hui Joseph. Joseph et moi, on ne s'entend pas. Je l'énerve. Il est détenu provisoire depuis quelques semaines & commence déjà à trouver le temps long...Pour ne pas l'énerver encore +, je me dispense de lui indiquer que ça risque de durer.
Joseph est mis en examen pour enlèvement et séquestration. J'ai été saisie suite à la découverte au domicile de Didier d'1 mare de sang au sol. 1 grande mare de sang. Et pas de Didier. Les gendarmes ont par contre retrouvé sa voiture, son téléphone, sa carte bleue.
Didier habite à la campagne, où serait-il allé à pied?.. Il est entrepreneur et ne quitte JAMAIS son téléphone. Ça ne sent pas bon, pas bon du tout...Le parquet s'est empressé de saisir un juge d'instruction ; bingo, je suis l'heureuse gagnante.
Un samedi de perm. C'est l'été, il est tôt, l'air a cette fraîcheur si agréable... Je chantonne en allant au commissariat où je suis conviée au traditionnel petit dej-debrief organisé quand c'est 1 OPJ avec qui je m'entends bien qui est d'astreinte... Quand soudain je la croise.
Elle sort du commissariat. Elle a 1 poignet bandé, le bras immobilisé contre le buste. Elle porte un débardeur & sans exagérer, les parties visibles de son corps, visage inclus, sont presque recouvertes de meurtrissures, d'ecchymoses, de blessures. Sa lèvre est fendue
elle a le nez enflé, un oeil au beurre noir. Les épaules basses, les yeux dans le vague, elle ne répond pas à mon "bonjour" timide... Le petit air joyeux que je fredonnais reste coincé dans ma gorge, plus du tout envie de chanter. Je rejoins l'OPJ et bien sûr il m'explique
Plusieurs personnes m'ont demandé après avoir lu mes thread comment 1 magistrat fait pour supporter la souffrance au quotidien. Pour beaucoup d'entre nous, ça se fait aisément, comme un médecin supporte la douleur et parfois la mort. On le doit, pour les justiciables, on le fait.
Par contre les années passant je supporte de moins en moins les injonctions à faire mieux, à faire plus, sans les moyens qui vont avec. Le gouvernement qui se "saisit du problème", crée une nouvelle incrimination, une nouvelle procédure, balance du recrutement gadget...
Marre d'être comptable avec le greffe, les enquêteurs, les éducateurs PJJ, les conseillers d'insertion et de probation des ratés d'1 machine alors qu'au quotidien on HURLE qu'il lui manque des rouages. La réponse ? "Mettez de l'huile". Et ben scoop, la machine marche mal.