Demain commence le procès d'1 homme qui sera jugé pour un crime. Peu importe lequel, peu importe qui il est. La Cour va décortiquer les faits, avec précision. Entendre les témoins. Entendre les victimes. Les écouter raconter le cataclysme que ce crime a causé dans leur vie.
Entendre les proches de l'accusé, qui est un mari, un fils, un père. En plus de décortiquer les faits la Cour va apprendre à connaître cet homme, d'où il vient, qui il est. Peut-être va-t-elle réussir à répondre à la question du Pourquoi? S'il y en a un...
Le directeur d'enquête va détailler ses investigations.Les experts vont venir nous parler des faits, de l'accusé, de la victime...Ça va durer plusieurs jours.Les avocats des parties civiles vont plaider & nous parler d'elles ; s'ils doivent plaider 3 heures, nous les prendrons.
Je prendrai la parole au nom de la société, et si elle a besoin de 3 heures pour expliquer la loi, pour expliquer la blessure que les faits ont causé en son sein, la peine qui lui paraît juste pour punir et réparer s'il se peut cette blessure, nous les prendrons.
La défense nous parlera de cet homme à la barre, accusé d'un fait parmi les plus graves que l'on puisse commettre, qui n'en a pas moins des émotions, une humanité, un passé et un avenir, et si elle a besoin de 3 heures, nous les prendrons.
Il y aura des pleurs, des grands silences, des moments où tout peut basculer, des échauffements entre la défense et moi, des sourires complices, des rires peut-être, une solennité nécessaire pour ne pas oublier les enjeux, la liberté d'un homme, la douleur de victimes.
La cour rendra son verdict, peut-être que l'1 des parties trouvera ça trop, ou pas assez, ou pas comme il faut, peut-être même qu'aucune des parties ne sera satisfaite du verdict, car rarement ce moment est joyeux ; mais personne sûrement ne dira qu'il n'a pas été écouté.
La semaine suivante, j'irai porter la parole de la société devant le tribunal correctionnel. Un après-midi, jusque tard dans la soirée. N'y comparaîtront que les personnes qui contestent ce que je leur reproche, ou qui ont déjà été condamnées lourdement...
Les autres auront bénéficié d'une alternative aux poursuites ou d'1 procédure simplifiée, pour faire économiser du temps d'audience à la justice. Il faudra faire vite, d'autres attendent. Je ne connaîtrai du prévenu que son casier judiciaire, sa situation professionnelle,
son salaire, et les faits sur lesquels il devra s'expliquer, en étant synthétique de préférence. On passera entre 8 et 25 dossiers selon les faits reprochés et les interstices pour que s'y glissent des moments de vie seront bien minces, il faudra presque un peu de magie pour ça.
Les français n'aiment pas leur justice?.. Quel patient aime un médecin qui pense déjà aux 12 patients suivants quand il l'examine ? Quel justiciable peut faire confiance à une justice qui le fait attendre 12 mois, 18, 24, 36... pour lui apporter une réponse ?
Le malaise est grand chez les justiciables, il l'est tout autant chez les professionnels de la justice qui bricolent, recousent, rapiècent partout là où ça prend l'eau, et ont honte de cette justice qu'ils participent à rendre.
A quand le naufrage?..
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Perm parquet, 1 matin. Je défère Ewan, à peine 20 ans. Je le connais depuis longtemps, trop longtemps sûrement, lui & moi ça devient une longue histoire, et je ne sais que trop bien quel est son parcours. 1 grand frère incarcéré, 1 beau-père pareil, 1 maman dépassée.
1ers passages à l'acte délinquantiels vers 13 ans, commis la nuit à traîner en rase campagne...Sa mère ne parvient pas à le cadrer, Ewan part en foyer. 14 ans, 1er fait d'arme notable : il vole un tracteur à côté du foyer pour aller conter fleurette à 1 jeune fille.
Le placement se passe mal, il change de structure une première fois, puis deux, puis trois...Il accumule les délits, les atteintes aux biens surtout, et il se met en danger, consomme des stupéfiants, fugue et traîne dehors la nuit... Rien ne semble avoir de prise sur lui.
1 morceau de ma vie de juge d'instruction : ce soir la nuit tombe, je viens d'apprendre une mauvaise nouvelle sur le plan perso. Je pleure au volant mais même si j'ai juste envie de rentrer chez moi & me rouler en boule, il n'en est pas question : c'est jour de reconstitution.
Une reconstitution à l'instruction ça se programme des semaines voire des mois à l'avance : en l'espèce, les faits se sont déroulés sur la voie publique dans un quartier dit mal fréquenté et les policiers ont donc mis en place une importante sécurisation des lieux.
Donc, en forme ou pas, j'ai prévu mon combo baggy-baskets de reconstit', je serre les dents, & go. Les yeux humides et le liner qui a coulé n'échappent pas au directeur d'enquête qui me connaît bien...1 main sur l'épaule, "ça va?..", je hoche la tête, je souris...Show must go on.
L'auditeur de justice, futur magistrat, fait pendant sa formation un stage en établissement pénitentiaire. 15 jours. Moi ça a été à la maison d'arrêt de l'Elsau, à Strasbourg. On porte un uniforme de surveillant, les chaussures aussi, qui font mal au pied...
Je ne sais pas si l'Elsau est mieux ou pire qu'ailleurs... Mais je me souviens ce sentiment d'oppression en détention. Le bruit des clés, incessant. Passer 1 porte, attendre qu'elle soit sécurisée, ouvrir la suivante. Le bruit permanent de toute façon, les cris.
La saleté des lieux, le sol jonché de déchets en bas des fenêtres. L'odeur d'humidité et des corps sales ; à l'époque (ça a peut-être changé) un détenu pouvait prendre 2 douches par semaine...Je me souviens la promiscuité, l'entassement à plusieurs par cellule.
Cabinet d'instruction, je reçois aujourd'hui Joseph. Joseph et moi, on ne s'entend pas. Je l'énerve. Il est détenu provisoire depuis quelques semaines & commence déjà à trouver le temps long...Pour ne pas l'énerver encore +, je me dispense de lui indiquer que ça risque de durer.
Joseph est mis en examen pour enlèvement et séquestration. J'ai été saisie suite à la découverte au domicile de Didier d'1 mare de sang au sol. 1 grande mare de sang. Et pas de Didier. Les gendarmes ont par contre retrouvé sa voiture, son téléphone, sa carte bleue.
Didier habite à la campagne, où serait-il allé à pied?.. Il est entrepreneur et ne quitte JAMAIS son téléphone. Ça ne sent pas bon, pas bon du tout...Le parquet s'est empressé de saisir un juge d'instruction ; bingo, je suis l'heureuse gagnante.
Un samedi de perm. C'est l'été, il est tôt, l'air a cette fraîcheur si agréable... Je chantonne en allant au commissariat où je suis conviée au traditionnel petit dej-debrief organisé quand c'est 1 OPJ avec qui je m'entends bien qui est d'astreinte... Quand soudain je la croise.
Elle sort du commissariat. Elle a 1 poignet bandé, le bras immobilisé contre le buste. Elle porte un débardeur & sans exagérer, les parties visibles de son corps, visage inclus, sont presque recouvertes de meurtrissures, d'ecchymoses, de blessures. Sa lèvre est fendue
elle a le nez enflé, un oeil au beurre noir. Les épaules basses, les yeux dans le vague, elle ne répond pas à mon "bonjour" timide... Le petit air joyeux que je fredonnais reste coincé dans ma gorge, plus du tout envie de chanter. Je rejoins l'OPJ et bien sûr il m'explique
Plusieurs personnes m'ont demandé après avoir lu mes thread comment 1 magistrat fait pour supporter la souffrance au quotidien. Pour beaucoup d'entre nous, ça se fait aisément, comme un médecin supporte la douleur et parfois la mort. On le doit, pour les justiciables, on le fait.
Par contre les années passant je supporte de moins en moins les injonctions à faire mieux, à faire plus, sans les moyens qui vont avec. Le gouvernement qui se "saisit du problème", crée une nouvelle incrimination, une nouvelle procédure, balance du recrutement gadget...
Marre d'être comptable avec le greffe, les enquêteurs, les éducateurs PJJ, les conseillers d'insertion et de probation des ratés d'1 machine alors qu'au quotidien on HURLE qu'il lui manque des rouages. La réponse ? "Mettez de l'huile". Et ben scoop, la machine marche mal.