Aujourd'hui je suis 1 peu stressée. J'ai appris ma mutation il y a quelques semaines : dans peu de temps je vais devenir juge d'instruction, après des années à exercer les fonctions de substitut du procureur. Pour que cette transition se passe bien, les magistrats
ont 1 formation théorique (à l'école à Paris) & 1 stage pratique, où ils s'exercent à leur futur poste. Depuis quelques jours j'apprends donc la gestion d'un cabinet aux côtés d'1 juge d'instruction, je m'exerce à prendre des auditions, des interrogatoires, des confrontations...
Aujourd'hui c'est jour de reconstitution, et mon maître de stage m'a prévenue : je vais devoir tout gérer toute seule comme une grande, les questions au mis en examen, à l'expert, la prise de notes par la greffière, les photos... J'ai bien travaillé le dossier.
Je pense être aussi prête que possible, mais c'est 1 acte important dans 1 dossier criminel & sur le trajet qui nous mène vers le lieu des faits, je suis 1 peu fébrile. Sur place, le mis en examen, Hubert, est déjà là : il attend dans le camion de l'administration pénitentiaire.
Son avocat est arrivé, ainsi que celui des parties civiles, le légiste, le procureur, les enquêteurs...Le juge explique à tout le monde que je vais diriger les opérations, & se met en retrait. Pendant que la greffière relève les noms de l'ensemble des présents, j'observe Hubert.
C'est un vieil homme. Il a l'air fatigué, il a beaucoup maigri depuis son incarcération. Il s'extirpe du véhicule, péniblement, et se rapproche à petits pas glissants de la maison, dont les scellés vont être brisés dans un instant. Voûté, le regard un peu flou, Hubert attend.
Il semble presque absent, jusqu'à ce qu'il s'anime en voyant approcher l'un des enquêteurs avec 1 pelle à la main : Hubert la fixe, avec quelque chose d'indéfinissable dans le regard... Aujourd'hui il va devoir nous montrer comment il a tué sa femme, Mariette, avec cette pelle.
Ce jour-là il a raconté s'être levé tôt, mais Mariette était déjà réveillée et était dans la cuisine. Elle l'a houspillé, comme souvent a-t-il dit, & comme tout aussi souvent, il ne l'a pas écoutée. Il a bu sa ricorée, a bien veillé à mettre son bol dans l'évier, & il est sorti.
Ca fait des décennies qu'il vit avec Mariette, il l'a épousée alors qu'il n'avait pas 20 ans, elle en avait 18, et c'était l'amour fou. Qu'elle était douce, et rieuse!! Elle riait tout le temps. Les années ne les ont pas épargnés, des années de dur labeur... Ils ont eu 4 enfants.
Ils en ont perdu 1, mort né, comme Mariette a pleuré alors...Le temps a passé, 10 années de mariage, les enfants grandissent ; 20, ils ont quitté la petite maison familiale ; 30, ils ont fait leur vie chacun de leur côté et reviennent de temps en temps, voir leurs vieux parents ;
40, l'heure de prendre sa retraite ; 50, comme les journées sont semblables dans la petite maison de briques... Le jardin, la télévision, de loin en loin un appel des enfants. Hubert voudrait pouvoir dire qu'on ne voit pas le temps passer avec l'amour de sa vie à ses côtés...
Mais c'est faux. Il a raconté dès la garde-à-vue que la douce fiancée rosissante et rieuse s'était muée en une harpie qui ne lui laissait aucun répit, toujours sur son dos, à le critiquer, à lui faire des reproches... Au mieux il la tolérait, au pire elle l'insupportait...
Mais où va-t-on après 54 ans de mariage? Que peut-on espérer vivre d'autre ? Hubert pensait s'être habitué à cette vie, cette lassitude, cet ennui, et à ne plus entendre de rires dans la petite maison de briques. Ce jour-là il a enfilé ses bottes et est parti au jardin.
Il s'est occupé de ses lapins, ses poules, ses plantes... Jusqu'à ce que Mariette lui crie de venir, d'un ton presque enjoué : leur fils aîné au téléphone !! Hubert s'est dépêché d'aller parler à son grand, aussi vite que lui permettait son souffle devenu court...
Tellement pressé qu'il est rentré dans la maison avec ses bottes crottées & à la main la pelle qu'il était en train de manier péniblement...Il a bien vu le regard de Mariette quand elle lui a tendu le combiné, et s'est dit qu'il serait bien temps de se faire engueuler plus tard.
Ca n'a pas manqué, l'écho du dernier rire entendu au bout du fil a peine dissipé, elle lui est tombée dessus !! Des reproches, des cris...Hubert a jugé plus prudent de battre en retraite et a repris sa pelle, souhaitant ressortir...Mais a-t-il entendu le mot de trop?
Était-ce le jour de trop dans la petite maison de briquettes? Il lui a paru soudain qu'il FALLAIT qu'il la fasse taire, ENFIN... Il lui a donné un coup de pelle. La suite Hubert ne s'en souvient plus très bien, c'est comme si ce n'était pas lui qui frappait, frappait encore...
Quand il a repris ses esprits, il y avait tout ce sang & oh mon dieu Mariette était morte...Comment allait-il expliquer ça aux enfants?.. Hubert a bien pensé à mentir mais a vite compris que c'était inutile...Il a appelé les gendarmes. A leur arrivée, il les attendait dehors.
Il ne pleurait pas, comme il n'a pas pleuré en garde-à-vue, ni ensuite devant le juge d'instruction... J'explique à Hubert que le but de la reconstitution est de comprendre le déroulement des faits, mais qu'il n'est pas forcé de rejouer la scène s'il ne le souhaite pas.
"Je vais le faire!" Une gendarme joue le rôle de Mariette, un mannequin est prévu pour la partie où elle se retrouve au sol... C'est sans émotion apparente que Hubert mime les premiers coups, et qu'il s'excuse, "après je ne sais plus combien de fois...". Je pose des questions
quand il se perd 1 peu ou fait des digressions ; je suppose que ça se passe bien, mon maître de stage n'intervient pas. Hubert joue le moment où il a voulu nettoyer le sol, déplacer le corps... Il s'arrête quand je le lui demande & un gendarme prend 1 photo à chaque étape.
La Cour d'assises pourra ainsi comprendre le déroulement des faits, l'enchaînement des gestes d'Hubert en feuilletant cet album macabre... Celui ci a hâte d'en finir, il veut aller trop vite et s'essouffle...Je lui impose de prendre 1 moment, assis dans la cuisine où ce matin-là
il a pris son dernier petit déjeuner d'homme libre, il y a + d'1 an... Je le vois contempler les objets du quotidien, l'éphéméride au mur, resté figé à ce jour-là, le tablier de Mariette et la cocotte en fonte abandonnés sur la cuisinière, allait-elle préparer quelque chose?..
Hubert finit son triste mime, encore des photos, 1 tour de questions, on remet les scellés en place...Le mis en examen remonte péniblement dans le camion, en appui sur le bras de l'escorte...Sur la route du retour mon maître de stage me félicite, c'était très bien, je suis prête!
Je regarde la route défiler, je pense à Hubert, Mariette, à leurs enfants qui ont dit aux gendarmes "c'est vrai qu'elle était dure avec lui parfois mais quand même, on ne l'avait jamais vu s'énerver!!", à la petite maison de briques...
Hubert sera condamné à 14 ans de réclusion.

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12 Apr
Il est tard dans la nuit quand le téléphone de permanence sonne. Je ne dors pas encore, je regarde pour la 9ème fois peut-être Donnie Darko et c'est la voix à peu près claire que je décroche : "madame le procureur ?"
J'ai reconnu la voix du chef de quart de nuit du commissariat :
"Oui commandant, bonsoir". Cet officier n'a pas l'appel nocturne facile, s'il veut me prévenir, il a une bonne raison... Il me le confirme : il a un mort sur les bras, en pleine voie publique, et des témoins ont décrit un grand bruit, comme une détonation.
Les collègues sont sur place, et il va se déplacer : il semblerait que le corps soit tombé du dernier étage d'une annexe de l'hôpital psychiatrique, située en centre ville. Je grimace. "J'arrive". Je note l'adresse qu'il vient de me donner, mets le film sur stop et me lève.
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11 Apr
Il y a quelques jours, j'ai appris le décès de mon tout premier proc. J'avais 27 ans quand j'ai été nommée substitut du procureur dans son tribunal. Je me souviens de ses yeux ronds quand il m'a vue débarquer avec mon style gothique & mes éclats de rire qui raisonnaient fort.
Je me souviens de son oeil malicieux quand la 1ère fois il m'a tendu le téléphone de permanence et l'énorme classeur qui allait avec, et qu'il il m'a dit que pendant sa 1ère perm, il avait eu une prise d'otages et 1 évasion en hélico à la maison d'arrêt.
J'ai dû faire de grands yeux ronds car il a explosé de rire, et il m'a rassurée en me disant qu'il avait très bien géré, et que je gérerais tout aussi bien, et que de toute manière, je pouvais l'appeler nuit et jour si besoin. Je l'ai appelé, bien sûr, nuit ET jour.
Read 10 tweets
2 Apr
Cour d'assises. J'occupe la fonction d'avocat général. Marcel s'est bien habillé pour l'occasion, ses cheveux rares sont bien peignés, il a mis une chemise, & il a l'air d'un vieillard inoffensif. Pourtant, pendant 3 jours, la Cour va juger Marcel pour viol en récidive.
Marcel reconnaît les faits, d'une petite voix contrite. Il est presque excessivement poli, et finit toutes ses phrases par "Monsieur le Président", "Madame le Procureur", "Maître" selon à qui il s'adresse. Cette extrême correction ne parvient pas à faire oublier ce mot, récidive.
Ce mot doit impressionner le jury, Marcel encourt la réclusion criminelle à perpétuité ; ce mot ne peut qu'épouvanter car savoir que l'accusé a déjà vécu un tel procès, a déjà purgé une peine et a, pour autant, de nouveau commis un viol aggravé... Ce n'est pas chose courante.
Read 25 tweets
29 Mar
Je suis très jeune et sur mon premier poste quand je suis contactée sur la permanence pour Léane, 6 ans. Sa maman, Betty, l'a amenée à la gendarmerie, un peu paniquée... Sa fille lui a fait des confidences pendant qu'elle lui faisait sa toilette, et elle est inquiète.
Léane lui a dit que son papa l'avait touchée. Betty explique être séparée du père de l'enfant depuis plusieurs années. C'est lui qui est parti, il a rencontré quelqu'un et il ne la prend pas souvent, un week-end par mois peut-être ?..Elle est rentrée de chez lui hier soir.
Ce matin dans la salle de bains & alors qu'elle nettoyait Léane avec un gant de toilette, la petite lui a dit que son papa l'avait touchée et lui avait fait mal. Betty a tout de suite eu peur, elle a vécu des choses très douloureuses dans sa famille... Et ça fait écho chez elle.
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26 Mar
Audience correctionnelle, comparution immédiate. Jordan, l'1 des prévenus, est jeune, à peine 21 ans, et sous curatelle, à cause d'un retard mental léger. Il s'exprime avec un défaut de prononciation très marqué, et bute sur les mots. Il touche des aides, que son curateur gère.
Une fois toutes les charges payées, il ne reste pas grand chose pour les loisirs de Jordan, qui ne cesse de réclamer en vain des rallonges... Il voudrait profiter de la vie comme tous les jeunes de son âge mais son curateur nous l'a expliqué : ses troubles le rendent influençable
et il a le chic pour se faire des "amis" qui profitent de lui, squattent son appart, pillent son frigo, et dilapident ses maigres économies en sorties et achats futiles. Par conséquent, les cordons de la bourse sont tenus bien serrés... Ce qui n'arrange pas Jordan.
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23 Mar
ATTENTION HISTOIRE TRISTE
Jeune substitut, je remplace aujourd'hui 1 collègue, en vacances, sur 1 reconstitution criminelle. Histoire de ne pas avoir l'air d'1 plante verte & de pouvoir poser des questions pertinentes si besoin, j'ai travaillé le dossier, pour être au point.
Ma collègue m'avait prévenue, cette procédure est terrible, et elle avait raison. Léa a 1 petite trentaine, elle ne travaille pas, elle a 1 petit Dylan de 4 ans environ, 1 garçonnet adorable, métis, qu'elle élève seule. Le papa? 1 courant d'air, vite parti sans laisser d'adresse
quand il a su qu'elle était enceinte. Elle galère Léa, elle a eu 1 parcours heurté, n'a plus de liens avec sa famille... Dylan est 1 petit garçon adorable, et au dossier on a des photos d'un ange qui rit toujours aux éclats. Il rit mais il ne parle pas du tout.
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