Il est tard dans la nuit quand le téléphone de permanence sonne. Je ne dors pas encore, je regarde pour la 9ème fois peut-être Donnie Darko et c'est la voix à peu près claire que je décroche : "madame le procureur ?"
J'ai reconnu la voix du chef de quart de nuit du commissariat :
"Oui commandant, bonsoir". Cet officier n'a pas l'appel nocturne facile, s'il veut me prévenir, il a une bonne raison... Il me le confirme : il a un mort sur les bras, en pleine voie publique, et des témoins ont décrit un grand bruit, comme une détonation.
Les collègues sont sur place, et il va se déplacer : il semblerait que le corps soit tombé du dernier étage d'une annexe de l'hôpital psychiatrique, située en centre ville. Je grimace. "J'arrive". Je note l'adresse qu'il vient de me donner, mets le film sur stop et me lève.
Je m'habille chaudement, il pleut à verse et il fait un froid glacial. Je ne préviens pas immédiatement ma hiérarchie : j'attends de voir ce dont il s'agit, pas nécessaire de réveiller le chef trop tôt... A l'époque j'habitais en ville, en dix minutes je suis sur place.
Je trouve tout de suite, 1 ruelle étroite, & plusieurs véhicules de police, gyro allumés. Je descends de ma petite voiture & vais vers le commandant, arrivé avant moi. Le temps des salutations d'usage, je suis trempée. Le corps est au sol, à cheval sur le trottoir, 1 drap dessus
et une bâche pour préserver les éventuels indices. J'essaye de garder 1 contenance en me rendant compte que le choc au niveau du crâne a été si violent que je crois apercevoir un cerveau a distance du corps, entier ou pas, je ne m'attarde pas...
On attend le légiste et je lève les yeux vers le bâtiment pendant que le commandant me raconte. Il s'agit d'une annexe de l'hôpital psychiatrique où les patients sont hébergés pour certains, reçoivent des soins en ambulatoire pour d'autres. Le bâtiment est ancien,
je vois que les hautes fenêtres sont pour beaucoup allumées ; derrière certaines d'entre elles je vois des visages pâles regarder l'air inquiet vers le bas. Le légiste tarde, alors le commandant me propose de monter avec lui voir la chambre du défunt, Loulou, tout en haut.
Un soignant nous accompagne. Il nous explique que Loulou était très malade psychiquement, et ce depuis des années, très medicamenté mais que dernièrement il n'allait vraiment pas bien. Il nous guide dans un petit escalier, on franchit plusieurs paliers où on sent de l'agitation.
Au 1er, quelques malades rentrent précipitamment dans leur chambre a notre approche. Au 2ème, un patient très angoissé, que le soignant doit calmer et faire regagner sa chambre ; un autre nous parle pendant ce temps, il a l'air inquiet et demande des nouvelles de Loulou...
On tente de le rassurer bien que je soupçonne de ne rien avoir à dire de très réconfortant sur Loulou, mais là l'urgence semble de l'apaiser un peu. Au 3ème nouvelle pause, encore un patient en dehors de sa chambre et en pleine crise de panique. L'atmosphère est lourde.
Je sens les relents d'humidité que dégage le bâtiment, et cette odeur d'hôpital qui me met un peu mal à l'aise... En montant le dernier étage, le soignant nous explique que les malades sont tous ici de leur plein gré... J'en prends bonne note, un décès dans un lieu de privation
de liberté est toujours source de + de difficultés, ici ce n'est pas le cas. Le soignant ouvre la porte de la chambre de Louis, dit Loulou par tout le monde ici. Elle n'est pas fermée a clé, "ici on ne ferme jamais". 1 toute petite pièce, uniformément beige tirant vers le jaune.
Le commandant me tend des gants, des surchaussons, et en met aussi, on ne sait jamais... Il fait froid : la fenêtre est ouverte et la pluie battante rentre et trempe le sol, les meubles devant la fenêtre... Je repousse les battants en en touchant le moins possible.
Un lit une place, un petit bureau et une chaise. Des livres bien rangés, et plein de cahiers. Le commandant en ouvre un, il est rempli d'une petite écriture serrée. Le soignant nous explique que Loulou consignait tous les détails de sa vie. L'officier cherche le dernier.
Les dernières lignes écrites par Loulou disent qu'il en a marre, vraiment, & qu'il est fatigué.On échange un coup d'œil. Le bureau est non loin de la fenêtre... Loulou a laissé le numéro de son curateur bien en évidence. "Il a de la famille?
- non, sa maman est morte il y a peu".
Le lit est bien fait et tout est en ordre, jusqu'aux pantoufles de Loulou, bien alignées devant le bureau... Rien de suspect dans cette chambre, qu'on laisse derrière nous pour ré emprunter les escaliers raides, en sens inverse. Dans la rue, un brigadier du quart de nuit
nous indique avoir parlé avec 2 voisins qui ont entendu un bruit très fort en provenance de la rue, ils ont cru à 1 coup de feu. Le soignant confirme qu'il a également entendu un bruit violent, depuis le petit bureau du rez-de-chaussée où il se trouvait. Je fronce les sourcils.
Un coup de feu, ça ne colle pas, la chambre bien rangée, la fin du cahier, la fenêtre ouverte... Le légiste arrive, met sa tenue de travail pendant qu'on lui explique, le contexte, le bruit comme 1 détonation... Sous la pluie battante il lève le drap et s'accroupit...
Il ne tarde pas à se relever & a me faire signe d'approcher. "Madame le procureur, regardez!" s'exclame-t-il d'1 ton enjoué. Je jette un oeil, pas vraiment ravie mais puisqu'il le faut...Il y a en effet quelque chose qui cloche au niveau du visage... "le voilà votre coup de feu".
Je continue à fixer la tête de Loulou sans vraiment comprendre, la pluie ruiselle sur le corps, sur moi, j'ai froid, quoi le voilà le coup de feu?..
"La boîte crânienne sur le trottoir, bam, explosée, c'est ça le gros bruit que vos témoins ont entendu. C'est 1 suicide".
Après ça va très vite, le commandant fait signe aux pompes funèbres déjà prévenues qui attendaient la fin des constatations du légiste, ensuite ce sera le tour des services de la mairie qui nettoieront la rue pavée avant que les travailleurs du petit matin sortent de chez eux...
1 dernier coup d'œil aux fenêtres toujours allumées, encore quelques paires d'yeux rivées sur nous. Je salue le soignant qui regarde le corps de Loulou qui disparaît dans 1 housse, les policiers à qui je souhaite 1 assez bonne nuit pour qu'ils ne doivent pas encore me réveiller,
les blagues d'usage pour conjurer la mort, son cerveau bon sang, je remonte dans ma voiture, trempée jusqu'à l'os. Sous 1 douche brûlante je ne peux m'empêcher de penser à Loulou, trop fatigué pour vivre.Sachant que le sommeil va me fuir, je reprends le film où je l'avais laissé.

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11 Apr
Il y a quelques jours, j'ai appris le décès de mon tout premier proc. J'avais 27 ans quand j'ai été nommée substitut du procureur dans son tribunal. Je me souviens de ses yeux ronds quand il m'a vue débarquer avec mon style gothique & mes éclats de rire qui raisonnaient fort.
Je me souviens de son oeil malicieux quand la 1ère fois il m'a tendu le téléphone de permanence et l'énorme classeur qui allait avec, et qu'il il m'a dit que pendant sa 1ère perm, il avait eu une prise d'otages et 1 évasion en hélico à la maison d'arrêt.
J'ai dû faire de grands yeux ronds car il a explosé de rire, et il m'a rassurée en me disant qu'il avait très bien géré, et que je gérerais tout aussi bien, et que de toute manière, je pouvais l'appeler nuit et jour si besoin. Je l'ai appelé, bien sûr, nuit ET jour.
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10 Apr
Aujourd'hui je suis 1 peu stressée. J'ai appris ma mutation il y a quelques semaines : dans peu de temps je vais devenir juge d'instruction, après des années à exercer les fonctions de substitut du procureur. Pour que cette transition se passe bien, les magistrats
ont 1 formation théorique (à l'école à Paris) & 1 stage pratique, où ils s'exercent à leur futur poste. Depuis quelques jours j'apprends donc la gestion d'un cabinet aux côtés d'1 juge d'instruction, je m'exerce à prendre des auditions, des interrogatoires, des confrontations...
Aujourd'hui c'est jour de reconstitution, et mon maître de stage m'a prévenue : je vais devoir tout gérer toute seule comme une grande, les questions au mis en examen, à l'expert, la prise de notes par la greffière, les photos... J'ai bien travaillé le dossier.
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2 Apr
Cour d'assises. J'occupe la fonction d'avocat général. Marcel s'est bien habillé pour l'occasion, ses cheveux rares sont bien peignés, il a mis une chemise, & il a l'air d'un vieillard inoffensif. Pourtant, pendant 3 jours, la Cour va juger Marcel pour viol en récidive.
Marcel reconnaît les faits, d'une petite voix contrite. Il est presque excessivement poli, et finit toutes ses phrases par "Monsieur le Président", "Madame le Procureur", "Maître" selon à qui il s'adresse. Cette extrême correction ne parvient pas à faire oublier ce mot, récidive.
Ce mot doit impressionner le jury, Marcel encourt la réclusion criminelle à perpétuité ; ce mot ne peut qu'épouvanter car savoir que l'accusé a déjà vécu un tel procès, a déjà purgé une peine et a, pour autant, de nouveau commis un viol aggravé... Ce n'est pas chose courante.
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29 Mar
Je suis très jeune et sur mon premier poste quand je suis contactée sur la permanence pour Léane, 6 ans. Sa maman, Betty, l'a amenée à la gendarmerie, un peu paniquée... Sa fille lui a fait des confidences pendant qu'elle lui faisait sa toilette, et elle est inquiète.
Léane lui a dit que son papa l'avait touchée. Betty explique être séparée du père de l'enfant depuis plusieurs années. C'est lui qui est parti, il a rencontré quelqu'un et il ne la prend pas souvent, un week-end par mois peut-être ?..Elle est rentrée de chez lui hier soir.
Ce matin dans la salle de bains & alors qu'elle nettoyait Léane avec un gant de toilette, la petite lui a dit que son papa l'avait touchée et lui avait fait mal. Betty a tout de suite eu peur, elle a vécu des choses très douloureuses dans sa famille... Et ça fait écho chez elle.
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26 Mar
Audience correctionnelle, comparution immédiate. Jordan, l'1 des prévenus, est jeune, à peine 21 ans, et sous curatelle, à cause d'un retard mental léger. Il s'exprime avec un défaut de prononciation très marqué, et bute sur les mots. Il touche des aides, que son curateur gère.
Une fois toutes les charges payées, il ne reste pas grand chose pour les loisirs de Jordan, qui ne cesse de réclamer en vain des rallonges... Il voudrait profiter de la vie comme tous les jeunes de son âge mais son curateur nous l'a expliqué : ses troubles le rendent influençable
et il a le chic pour se faire des "amis" qui profitent de lui, squattent son appart, pillent son frigo, et dilapident ses maigres économies en sorties et achats futiles. Par conséquent, les cordons de la bourse sont tenus bien serrés... Ce qui n'arrange pas Jordan.
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23 Mar
ATTENTION HISTOIRE TRISTE
Jeune substitut, je remplace aujourd'hui 1 collègue, en vacances, sur 1 reconstitution criminelle. Histoire de ne pas avoir l'air d'1 plante verte & de pouvoir poser des questions pertinentes si besoin, j'ai travaillé le dossier, pour être au point.
Ma collègue m'avait prévenue, cette procédure est terrible, et elle avait raison. Léa a 1 petite trentaine, elle ne travaille pas, elle a 1 petit Dylan de 4 ans environ, 1 garçonnet adorable, métis, qu'elle élève seule. Le papa? 1 courant d'air, vite parti sans laisser d'adresse
quand il a su qu'elle était enceinte. Elle galère Léa, elle a eu 1 parcours heurté, n'a plus de liens avec sa famille... Dylan est 1 petit garçon adorable, et au dossier on a des photos d'un ange qui rit toujours aux éclats. Il rit mais il ne parle pas du tout.
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