Audience correctionnelle, le juge ouvre de grands yeux en voyant s'avancer Yann et Jean-Paul. Pantalons de travail à la propreté douteuse, chemise à carreaux et bretelles, les 2 compères sont bien assortis et manifestement ont arrêté un travail au champ pour venir au tribunal.
Ils se tiennent prudemment de chaque côté de la barre, à 1 distance raisonnable l'un de l'autre et en évitant de se regarder, l'air un peu perdu de ceux qui n'ont pas l'habitude du tribunal correctionnel. Le président commence à lire ce qui est reproché à Yann et Jean-Paul.
Ils sont tous les deux poursuivis pour violences aggravées réciproques : ils se sont saisis l'un d'une faux, l'autre d'1 rotofil, et ont décidé de régler le conflit qui les oppose, enfin. Cela fait bien longtemps qu'ils cohabitent, chacun sur son lopin
de terre, côte à côte. Ils ne vivent pas de leur terre et avaient chacun un travail mais depuis quelques années, ils sont à la retraite et s'occupent de leur grand terrain, leur haie, leurs animaux et leur potager...Leur 2ème passe temps favori étant de se pourrir l'existence.
Aucun des 2 ne se souvient très bien comment ça a commencé... Yann a toujours trouvé Jean-Paul rustre, malpoli, bruyant et grossier. Jean-Paul a toujours pensé que Yann est snob & hautain, d'ailleurs à la base, il n'est pas d'ici... Mais ils faisaient avec.
Qu'est-ce qui a mis le feu aux poudres? Sans doute un mot de travers, une haie trop longue ou un chien échappé qui avait croqué une poule... La situation a commencé à se tendre, on a fait l'économie du bonjour crispé en sortant la poubelle... Et on a commencé à tourner en boucle.
D'1 côté comme de l'autre de la clôture on a trouvé 1001 raisons de critiquer, de persifler, de protester. Jean-Paul et Yann ont commencé à se mettre des petits mots sur le pare-brise, dans la boîte à lettres, pour se faire des reproches, sur tout et rien.
Ils ont pris le reste du quartier à témoin, mais très honnêtement, leurs petits problèmes de voisinage, personne n'en avait rien à faire. Yann & Jean-Paul ont commencé à s'envoyer des lettres recommandées, mise en demeure de ne pas se garer là, de ne pas faire de bruit avant 9h,
injonction de veiller à ce que les chiens ne divaguent pas... Les mots d'oiseaux ont commencé à fuser de part et d'autre de la palissade. Yann & Jean-Paul ont découvert 1 autre manière d'occuper leur retraite : le dépôt de plainte. Souvent, pour tout, et surtout n'importe quoi.
Ils ont commencé à se soupçonner. 1 rayure sur la voiture? 1 oiseau mort devant la fenêtre ? 1 chat malade? Des poules disparues?.. Oh les gendarmes ont pris les plaintes, que faire d'autre? & le procureur a classé sans suite, parce qu'il n'y avait pas la preuve de la commission
d'1 infraction, ou parce que rien ne démontrait que l'Ennemi en soit l'auteur. Yann et Jean-Paul ont donc écrit au procureur pour se plaindre. Sentant la tension augmenter, le parquet a ordonné 1 médiation, oh pas pour éviter un procès, mais en espérant qu'ils se parlent.
L'essai a bien sûr été vain, et Jean-Paul et Yann ont continué à ressasser leur aigreur, chacun de leur côté, à s'épier pour chercher le prochain faux pas... L'aigreur s'est muée en haine, une haine tenace et obsédante, qui prenait toute la place...
Jean-Paul a posé des caméras, pour surveiller. Nouveau dépôt de plainte. Yann a installé des brise-vues, accolés à la clôture mitoyenne. Nouveau dépôt de plainte. Les 2 compères rabâchent et radotent, plus personne ne les écoute...
De chaque côté de la clôture fusent les insultes et les menaces, jusqu'à ce jour-là, le mot de trop. Yann est en train de nettoyer 1 talus a l'aide de son rotofil et quand Jean-Paul lâche 1 nouvelle injure, gratuite, juste comme ça... Chacun hurle, se promet 1 fin prochaine,
& voilà nos 2 compères sortis, rotofil & faux à la main, leurs armes brandies, 1 coup de faux esquivé, le rotofil entaillant 1 épaule, du sang, des hurlements...1 voisin est intervenu avant le drame mais cette fois les gendarmes en ont assez, garde-à-vue pour les voisins maudits.
Chacun bien sûr se rejette la faute, c'est l'Autre le responsable, l'Autre qui a menacé, l'Autre qui a porté le premier coup...Il n'en reste pas moins qu'ils sont tous 2 sortis de leur terrain armés, et manifestement pas pour faire des mondanités, se jetant l'1 sur l'autre.
Le procureur décide : ce sera le tribunal correctionnel, pour Yann et pour Jean-Paul. Quelques semaines plus tard les voici tous 2 à la barre, 2 grands-pères à l'air inoffensif.. Très vite les vieilles rancœurs refont surface, le ton monte, des reproches sont lancés...
Le président, calme et poli, se laisse un peu déborder : Yann et Jean-Paul semblent déterminés à faire la liste interminable de leurs griefs respectifs.. J'aboie pour y mettre 1 terme et rappelle qu'il ne s'agit pas de régler ses comptes mais de parler des violences.
Les 2 mis en cause sont formels, "c'est lui qui a commencé" et chacun n'a fait que se défendre, les 2 prévenus entendent réclamer indemnisation de leur préjudice... Les débats tournent court tant la haine de l'Autre prend toute la place, le président devant abréger.
Je me lève pour requérir et explique comme il est ahurissant de contempler deux retraités se détester jusqu'à en occuper tous leurs jours et axer leur vie sur ce seul objectif...Je les renvoie dos à dos, chacun à égalité dans la bassesse et l'absence de contrôle de soi...
Je rappelle que sauf à déménager ils vont devoir se supporter, et si possible, sans se découper en morceaux... Je réclame 1 peine d'emprisonnement assorti du sursis et une peine d'amende. Les prévenus ont la parole en dernier et rappellent être victimes dans cette affaire.
Le tribunal les condamne tous les 2 ; en quittant le tribunal, ils ne se jettent pas 1 regard.
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force a refresh
Je me suis levée tôt ce matin. Je suis de perm et en allant à la salle de sport avant le travail, je me suis dit que je pourrais profiter tranquillement de mon cours de RPM sans être dérangée par le téléphone d'astreinte... Je m'escrime depuis même pas une demi heure
quand le mobile posé devant moi bien en évidence s'illumine. La maison d'arrêt, à 7h30?.. Je grimace, mauvais signe. Je sors vite, vite de la pièce où les enceintes déversent leur son très fort et me réfugie au plus loin de ce vacarme, je décroche, essoufflée :"Oui?
- Madame le procureur? C'est la maison d'arrêt. On a 1 décès. Suicide". Je fronce les sourcils, pas besoin d'en savoir +. "J'arrive". Je fonce récupérer mes quelques affaires, terminé le RPM, vite à la douche. Je me presse, on fera l'impasse sur le maquillage pour aujourd'hui,
Il est tard dans la nuit quand le téléphone de permanence sonne. Je ne dors pas encore, je regarde pour la 9ème fois peut-être Donnie Darko et c'est la voix à peu près claire que je décroche : "madame le procureur ?"
J'ai reconnu la voix du chef de quart de nuit du commissariat :
"Oui commandant, bonsoir". Cet officier n'a pas l'appel nocturne facile, s'il veut me prévenir, il a une bonne raison... Il me le confirme : il a un mort sur les bras, en pleine voie publique, et des témoins ont décrit un grand bruit, comme une détonation.
Les collègues sont sur place, et il va se déplacer : il semblerait que le corps soit tombé du dernier étage d'une annexe de l'hôpital psychiatrique, située en centre ville. Je grimace. "J'arrive". Je note l'adresse qu'il vient de me donner, mets le film sur stop et me lève.
Il y a quelques jours, j'ai appris le décès de mon tout premier proc. J'avais 27 ans quand j'ai été nommée substitut du procureur dans son tribunal. Je me souviens de ses yeux ronds quand il m'a vue débarquer avec mon style gothique & mes éclats de rire qui raisonnaient fort.
Je me souviens de son oeil malicieux quand la 1ère fois il m'a tendu le téléphone de permanence et l'énorme classeur qui allait avec, et qu'il il m'a dit que pendant sa 1ère perm, il avait eu une prise d'otages et 1 évasion en hélico à la maison d'arrêt.
J'ai dû faire de grands yeux ronds car il a explosé de rire, et il m'a rassurée en me disant qu'il avait très bien géré, et que je gérerais tout aussi bien, et que de toute manière, je pouvais l'appeler nuit et jour si besoin. Je l'ai appelé, bien sûr, nuit ET jour.
Aujourd'hui je suis 1 peu stressée. J'ai appris ma mutation il y a quelques semaines : dans peu de temps je vais devenir juge d'instruction, après des années à exercer les fonctions de substitut du procureur. Pour que cette transition se passe bien, les magistrats
ont 1 formation théorique (à l'école à Paris) & 1 stage pratique, où ils s'exercent à leur futur poste. Depuis quelques jours j'apprends donc la gestion d'un cabinet aux côtés d'1 juge d'instruction, je m'exerce à prendre des auditions, des interrogatoires, des confrontations...
Aujourd'hui c'est jour de reconstitution, et mon maître de stage m'a prévenue : je vais devoir tout gérer toute seule comme une grande, les questions au mis en examen, à l'expert, la prise de notes par la greffière, les photos... J'ai bien travaillé le dossier.
Cour d'assises. J'occupe la fonction d'avocat général. Marcel s'est bien habillé pour l'occasion, ses cheveux rares sont bien peignés, il a mis une chemise, & il a l'air d'un vieillard inoffensif. Pourtant, pendant 3 jours, la Cour va juger Marcel pour viol en récidive.
Marcel reconnaît les faits, d'une petite voix contrite. Il est presque excessivement poli, et finit toutes ses phrases par "Monsieur le Président", "Madame le Procureur", "Maître" selon à qui il s'adresse. Cette extrême correction ne parvient pas à faire oublier ce mot, récidive.
Ce mot doit impressionner le jury, Marcel encourt la réclusion criminelle à perpétuité ; ce mot ne peut qu'épouvanter car savoir que l'accusé a déjà vécu un tel procès, a déjà purgé une peine et a, pour autant, de nouveau commis un viol aggravé... Ce n'est pas chose courante.
Je suis très jeune et sur mon premier poste quand je suis contactée sur la permanence pour Léane, 6 ans. Sa maman, Betty, l'a amenée à la gendarmerie, un peu paniquée... Sa fille lui a fait des confidences pendant qu'elle lui faisait sa toilette, et elle est inquiète.
Léane lui a dit que son papa l'avait touchée. Betty explique être séparée du père de l'enfant depuis plusieurs années. C'est lui qui est parti, il a rencontré quelqu'un et il ne la prend pas souvent, un week-end par mois peut-être ?..Elle est rentrée de chez lui hier soir.
Ce matin dans la salle de bains & alors qu'elle nettoyait Léane avec un gant de toilette, la petite lui a dit que son papa l'avait touchée et lui avait fait mal. Betty a tout de suite eu peur, elle a vécu des choses très douloureuses dans sa famille... Et ça fait écho chez elle.