Je me suis levée tôt ce matin. Je suis de perm et en allant à la salle de sport avant le travail, je me suis dit que je pourrais profiter tranquillement de mon cours de RPM sans être dérangée par le téléphone d'astreinte... Je m'escrime depuis même pas une demi heure
quand le mobile posé devant moi bien en évidence s'illumine. La maison d'arrêt, à 7h30?.. Je grimace, mauvais signe. Je sors vite, vite de la pièce où les enceintes déversent leur son très fort et me réfugie au plus loin de ce vacarme, je décroche, essoufflée :"Oui?
- Madame le procureur? C'est la maison d'arrêt. On a 1 décès. Suicide". Je fronce les sourcils, pas besoin d'en savoir +. "J'arrive". Je fonce récupérer mes quelques affaires, terminé le RPM, vite à la douche. Je me presse, on fera l'impasse sur le maquillage pour aujourd'hui,
et mes cheveux sont encore trempés quand je les relève rapidement et quitte la salle. Tout décès dans un lieu de privation de liberté (établissement pénitentiaire, hôpital psychiatrique, centre de rétention...) entraîne le déplacement sur site du parquetier de permanence.
Je me dépêche donc et environ 35 minutes après l'appel, je sonne à la grande porte de la prison et brandis ma carte justice devant le visiophone : "Sir, substitut du procureur". On m'ouvre la grande porte, je patiente dans le sas, je traverse la cour jusqu'à l'accueil.
Je présente de nouveau ma carte et peux rentrer dans le bâtiment. Portique, ça sonne, j'enlève ma ceinture, ça sonne, j'enlève mes chaussures, pose le tout avec mon sac sur le tapis pour vérification, passe le portique en chaussettes... C'est bon. Un surveillant m'attend.
Il va m'accompagner jusqu'à la cellule. On passe une 1ère grille, on attend qu'elle se verrouille derrière nous, puis une 2ème, un couloir, 1 grille, patienter, une dernière, pour enfin entrer dans la détention à proprement parler. La maison d'arrêt est un bâtiment ancien,
assez humide. Comme toujours l'odeur me saisit : ça sent le moisi, la nourriture froide, la crasse... Les murs sont jaunâtres, les portes en métal avec leur oeilleton alignées le long de couloirs interminables, ces grilles qu'on ne compte plus au bout d'un moment,
devant et après lesquelles on patiente, inlassablement. La détention se réveille doucement, on entend le bruit des chaises traînées au sol, des voix assourdies, les 1ères invectives, des coups dans les portes... Le bruit des clés de mon guide qui s'entrechoquent sans cesse.
Tandis que je force le pas pour le suivre le long de ces coursives qu'il a l'habitude d'arpenter toute la journée, le surveillant me fait 1 point rapide sur la situation : Axel est détenu provisoire, dans 1 dossier de violences conjugales et de viol aggravé depuis quelques mois.
Il est dans une aile de la maison d'arrêt où chacun est seul en cellule, Axel étant fragile, suivi par le psy et sous traitement, et la nature des faits reprochés lui ayant valu de grandes tensions avec certains autres détenus. Il faisait l'objet d'1 surveillance particulière,
ayant déjà fait part de pensées suicidaires. Toutes les heures, un surveillant vérifiait donc que tout était en ordre, ouvrait l'oeilleton, allumait la lumière... 5h30, rien à signaler. 6h30... Le surveillant constate qu'Axel est pendu aux barreaux de sa fenêtre, avec un drap.
Il appelle 1 collègue tout en ouvrant la cellule, Axel est décroché, les pompiers sont appelés... Mais c'est trop tard.
Nous voilà devant la cellule.Les policiers sont là, des surveillants dont celui qui a trouvé Axel ; livide, il se tient à l'écart. Le directeur, son adjoint...
Les services de secours sont déjà repartis, Axel repose sur son lit, porte ouverte. On attend le médecin légiste. Salutations d'usage, la discussion se limite au minimum, les mines sont graves. Je vais échanger quelques mots avec le surveillant qui a décroché Axel,
il tente un petit sourire. Le directeur adjoint me tend un document et je fronce à nouveau les sourcils : hier Axel a été extrait de la maison d'arrêt, pour interrogatoire par le magistrat instructeur... Il est rentré en fin d'après-midi, il avait un comportement normal.
Le personnel pénitentiaire n'a rien relevé de particulier lors de la réintégration en cellule. Le légiste arrive, salutations. Je m'éloigne pour appeler le procureur et le tenir informé des éléments dont j'ai été informée. L'examen du corps est rapide, le médecin vient vers moi.
Sans surprise, ses constatations sont compatibles avec un suicide par pendaison ; j'ordonne toutefois 1 autopsie, comme traditionnellement dans ce genre de situations et donne quelques instructions au service enquêteur. Je souhaite du courage au directeur de la maison d'arrêt,
qui va prendre contact avec la famille. Les suicides en détention faisant toujours craindre que d'autres détenus passent à l'acte à leur tour, je sais que les prochaines semaines vont être compliquées... Je file au tribunal. Je vais voir mon collègue qui a entendu Axel hier...
Il est dans son bureau, la mine grave, les yeux un peu trop brillants : il sait, déjà. Il me raconte l'interrogatoire, qui s'est plutôt bien passé, le mis en examen qui jusqu'alors contestait presque tous les faits avait commencé à en assumer une plus grande part...
Ca a été un acte calme, Axel était un peu endormi car medicamenté en détention, il n'y a pas eu d'incident. "Sans doute que j'aurais dû, que je n'ai pas vu..." commence-t-il la voix sourde, je le coupe. Je viens de survoler l'interrogatoire, le juge n'a pas été dur, cassant...
Je ne suis pas surprise car il est réputé pour son calme et sa bienveillance. Je tente de le rassurer autant que je peux, il a fait au mieux, peut-être qu'au cœur de la nuit d'un coup Axel a perdu pied? Peut-être que ces aveux l'ont confronté à 1 image de lui juste insupportable?
Je l'ignore mais je suis sûre que mon collègue a été aussi respectueux que possible...Je ne suis pas sûre en quittant son bureau que mes mots sont suffisants, en réalité je sais bien que non.Dans la journée je vois l'avocate d'Axel, elle est très mal, "hier on a parlé du dossier,
je lui ai dit qu'il y avait des éléments contre lui..." Là aussi j'essaye de trouver les bons mots, elle a juste essayé de l'aider, de préparer 1 défense cohérente, elle allait le voir souvent, elle ne peut ni ne doit se faire aucun reproche...Ca ne suffit pas, ses yeux débordent
et maladroitement je pose une main sur son bras... Elle aussi tente 1 pauvre sourire. La journée est rythmée par les formalités effectuées dans de telles situations : rédiger les réquisitions d'autopsie, le rapport au parquet général... D'autres affaires se bousculent,
les coups de fil sans cesse, les défèrements...Ce n'est que le soir que je repense à Axel, à son juge que je suis repassée voir, & à son avocate. Je pense à sa famille, à ce maudit coup de fil que sa mère a reçu ce matin, à tous les pourquoi auxquels elle n'aura pas de réponse.

• • •

Missing some Tweet in this thread? You can try to force a refresh
 

Keep Current with Sir Yes Sir

Sir Yes Sir Profile picture

Stay in touch and get notified when new unrolls are available from this author!

Read all threads

This Thread may be Removed Anytime!

PDF

Twitter may remove this content at anytime! Save it as PDF for later use!

Try unrolling a thread yourself!

how to unroll video
  1. Follow @ThreadReaderApp to mention us!

  2. From a Twitter thread mention us with a keyword "unroll"
@threadreaderapp unroll

Practice here first or read more on our help page!

More from @SirYesSir29

14 Apr
Audience correctionnelle, le juge ouvre de grands yeux en voyant s'avancer Yann et Jean-Paul. Pantalons de travail à la propreté douteuse, chemise à carreaux et bretelles, les 2 compères sont bien assortis et manifestement ont arrêté un travail au champ pour venir au tribunal.
Ils se tiennent prudemment de chaque côté de la barre, à 1 distance raisonnable l'un de l'autre et en évitant de se regarder, l'air un peu perdu de ceux qui n'ont pas l'habitude du tribunal correctionnel. Le président commence à lire ce qui est reproché à Yann et Jean-Paul.
Ils sont tous les deux poursuivis pour violences aggravées réciproques : ils se sont saisis l'un d'une faux, l'autre d'1 rotofil, et ont décidé de régler le conflit qui les oppose, enfin. Cela fait bien longtemps qu'ils cohabitent, chacun sur son lopin
Read 22 tweets
12 Apr
Il est tard dans la nuit quand le téléphone de permanence sonne. Je ne dors pas encore, je regarde pour la 9ème fois peut-être Donnie Darko et c'est la voix à peu près claire que je décroche : "madame le procureur ?"
J'ai reconnu la voix du chef de quart de nuit du commissariat :
"Oui commandant, bonsoir". Cet officier n'a pas l'appel nocturne facile, s'il veut me prévenir, il a une bonne raison... Il me le confirme : il a un mort sur les bras, en pleine voie publique, et des témoins ont décrit un grand bruit, comme une détonation.
Les collègues sont sur place, et il va se déplacer : il semblerait que le corps soit tombé du dernier étage d'une annexe de l'hôpital psychiatrique, située en centre ville. Je grimace. "J'arrive". Je note l'adresse qu'il vient de me donner, mets le film sur stop et me lève.
Read 24 tweets
11 Apr
Il y a quelques jours, j'ai appris le décès de mon tout premier proc. J'avais 27 ans quand j'ai été nommée substitut du procureur dans son tribunal. Je me souviens de ses yeux ronds quand il m'a vue débarquer avec mon style gothique & mes éclats de rire qui raisonnaient fort.
Je me souviens de son oeil malicieux quand la 1ère fois il m'a tendu le téléphone de permanence et l'énorme classeur qui allait avec, et qu'il il m'a dit que pendant sa 1ère perm, il avait eu une prise d'otages et 1 évasion en hélico à la maison d'arrêt.
J'ai dû faire de grands yeux ronds car il a explosé de rire, et il m'a rassurée en me disant qu'il avait très bien géré, et que je gérerais tout aussi bien, et que de toute manière, je pouvais l'appeler nuit et jour si besoin. Je l'ai appelé, bien sûr, nuit ET jour.
Read 10 tweets
10 Apr
Aujourd'hui je suis 1 peu stressée. J'ai appris ma mutation il y a quelques semaines : dans peu de temps je vais devenir juge d'instruction, après des années à exercer les fonctions de substitut du procureur. Pour que cette transition se passe bien, les magistrats
ont 1 formation théorique (à l'école à Paris) & 1 stage pratique, où ils s'exercent à leur futur poste. Depuis quelques jours j'apprends donc la gestion d'un cabinet aux côtés d'1 juge d'instruction, je m'exerce à prendre des auditions, des interrogatoires, des confrontations...
Aujourd'hui c'est jour de reconstitution, et mon maître de stage m'a prévenue : je vais devoir tout gérer toute seule comme une grande, les questions au mis en examen, à l'expert, la prise de notes par la greffière, les photos... J'ai bien travaillé le dossier.
Read 25 tweets
2 Apr
Cour d'assises. J'occupe la fonction d'avocat général. Marcel s'est bien habillé pour l'occasion, ses cheveux rares sont bien peignés, il a mis une chemise, & il a l'air d'un vieillard inoffensif. Pourtant, pendant 3 jours, la Cour va juger Marcel pour viol en récidive.
Marcel reconnaît les faits, d'une petite voix contrite. Il est presque excessivement poli, et finit toutes ses phrases par "Monsieur le Président", "Madame le Procureur", "Maître" selon à qui il s'adresse. Cette extrême correction ne parvient pas à faire oublier ce mot, récidive.
Ce mot doit impressionner le jury, Marcel encourt la réclusion criminelle à perpétuité ; ce mot ne peut qu'épouvanter car savoir que l'accusé a déjà vécu un tel procès, a déjà purgé une peine et a, pour autant, de nouveau commis un viol aggravé... Ce n'est pas chose courante.
Read 25 tweets
29 Mar
Je suis très jeune et sur mon premier poste quand je suis contactée sur la permanence pour Léane, 6 ans. Sa maman, Betty, l'a amenée à la gendarmerie, un peu paniquée... Sa fille lui a fait des confidences pendant qu'elle lui faisait sa toilette, et elle est inquiète.
Léane lui a dit que son papa l'avait touchée. Betty explique être séparée du père de l'enfant depuis plusieurs années. C'est lui qui est parti, il a rencontré quelqu'un et il ne la prend pas souvent, un week-end par mois peut-être ?..Elle est rentrée de chez lui hier soir.
Ce matin dans la salle de bains & alors qu'elle nettoyait Léane avec un gant de toilette, la petite lui a dit que son papa l'avait touchée et lui avait fait mal. Betty a tout de suite eu peur, elle a vécu des choses très douloureuses dans sa famille... Et ça fait écho chez elle.
Read 23 tweets

Did Thread Reader help you today?

Support us! We are indie developers!


This site is made by just two indie developers on a laptop doing marketing, support and development! Read more about the story.

Become a Premium Member ($3/month or $30/year) and get exclusive features!

Become Premium

Too expensive? Make a small donation by buying us coffee ($5) or help with server cost ($10)

Donate via Paypal Become our Patreon

Thank you for your support!

Follow Us on Twitter!