Je suis jeune substitut et aujourd'hui, c'est jour de reconstitution : sans aucun doute, on va faire nocturne. Je n'ai pas suivi le dossier depuis le début alors cette semaine j'ai bien travaillé la procédure : assassinat, cela mérite d'être bien au point.
En fin de journée je m'habille chaudement et je me rends sur place. Le juge d'instruction est assez autoritaire, peut facilement s'impatienter voire devenir cassant : la tension peut rapidement monter. Les policiers ont bloqué le périmètre et la circulation est bloquée,
les faits s'étant partiellement déroulés sur la voie publique. Je me gare un peu plus loin et je finis à pied. Je salue les policiers, nombreux, le médecin legiste, ainsi que mon collègue magistrat instructeur, sans chaleur particulière. On attend le mis en examen et les avocats.
Les parties civiles ne sont pas convoquées : les proches du défunt n'étaient pas présents lors des faits. Seul leur conseil sera là. Le voici, suivi très vite par la défense. L'ambiance est tendue, peu de bavardages, chacun reste dans son coin, luttant contre le froid déjà vif.
Le juge tente des banalités "heureusement il ne pleut pas", je réponds poliment...Le bruit des sirènes se rapprochant nous avertit de l'arrivée imminente du mis en examen depuis la maison d'arrêt. Les policiers écartent les barrières pour que le camion puisse se garer au + près.
Lucas ne tarde pas à en descendre, gilet pare-balles, menottes, une corde attachée à la ceinture et tenue par un membre de l'escorte, ce qui me fait comme toujours grimacer. Il échange quelques phrases à voix basse avec son avocat. Le juge d'instruction se rapproche.
Il lui explique rapidement ce qui va se passer ce soir, & lui enjoint assez sèchement de jouer enfin franc jeu. Lucas fronce les sourcils ;moi aussi. On s'avance vers la maison où ont commencé les faits : la greffière note l'heure de bris des scellés, restés apposés sur la porte
depuis presque un an.
C'était une soirée d'hiver sans doute à peu près aussi glaciale qu'aujourd'hui, mais pour la comprendre, il faut remonter des mois en arrière. Lucas est dessinateur industriel, 1 quadra sans histoire, 3 ados, marié avec Noëlle depuis 2 décennies.
Tout va bien. 1 pavillon presque payé, 1 labrador. Lucas est assez solitaire, il fait de la randonnée et du maquettisme. Noëlle est + sociable, elle sort & a besoin de voir du monde, elle fait de la zumba, du yoga, de la poterie, du bénévolat...C'est son truc.
Les fantaisies de Noëlle, Lucas le pragmatique en a l'habitude. Elle est comme ça, avec ses lubies qui lui paraissent improbables & à la fois touchantes : ses marottes, ses éclats de rire, ses tenues colorées, Lucas les adore, lui qui mise sur l'utile, le carré, le rationnel.
Ils sont très différents mais complémentaires & ce depuis + de 20 ans, sans nuage.Tout va bien.
Lucas a toutefois remarqué que sa fée, il l'appelle comme ça, est + pensive, + secrète. Elle sort +, et elle lui parle moins de ses soirées. Avant, elle lui disait tout, ils riaient...
Au début ça ne l'inquiète pas... Mais ça dure. Lucas sent obscurément que quelque chose cloche. Cette distance, ces yeux dans le vague, ce sourire dont il a de + en + l'impression qu'il ne lui est pas destiné... Lucas se retrouve à faire ce qu'il n'aurait jamais imaginé faire :
il fouille. Il espionne. Noëlle n'est pas prudente, il connaît le mot de passe de sa boîte mail, le code de son téléphone, & pourquoi en irait-il autrement? 20 ans... Mais... C'est qui ce Maxime ?? Lucas trouve des mail, des SMS. Ce n'est pas ce qu'ils disent qui l'inquiète...
C'est ce qu'il sent, tous ces non dits, cette ambiguïté à peine masquée... Lucas est 1 homme qui fait dans le concret et là, la réalité lui saute aux yeux : Noëlle flirte!! Jusqu'où c'est allé?? Il n'est pas du genre a ressasser alors il aborde le sujet. Oh elle louvoie,
elle élude, mais... Ce rose à ses joues, son regard gêné... Lucas insiste. Elle craque : il ne s'est rien passé, enfin pas ce qu'il croit, elle le jure, juste 1 complicité, des confidences... S'ils se sont touchés?? Non, enfin, quelques baisers, rien de plus... Ils parlent,
ils pleurent tous les 2, il veut tout savoir même si ça fait si mal & elle raconte, en s'excusant... Au bout de plusieurs heures elle promet, stop, elle ne rentrera plus en contact avec Maxime, cette amourette lui a juste permis de retrouver sa jeunesse mais non, ça ne pèse rien
a côté de ces 20 ans, ce qu'ils ont construit...
Lucas peut pardonner, il va pardonner, ce n'est rien, même pas 1 orage, 1 averse à peine. Il a confiance, et pendant quelques semaines il y pense à peine. Quelques baisers, la belle affaire... 1 jour on sonne à la porte
& Noëlle va ouvrir. Elle laisse son téléphone près de Lucas, là, sur le canapé...Juste 1 coup d'œil.
Le dernier SMS remonte à 2 heures. Elle avait promis ; elle a menti. Lucas est 1 homme raisonnable mais la jalousie ne va plus le quitter. Il y pense, tout le temps. Il ressasse.
Elle lui a donné assez d'infos, Lucas identifie sans effort Maxime. Où il travaille. Où il habite. Il l'observe parfois depuis sa voiture aller et venir, l'air tranquille alors qu'il gâche tout, veut detruire ce qu'il a fondé. Il en reparle à Noëlle l'air de rien, elle lui ment,
elle dit que cette histoire est derrière elle mais il sait... c'est insupportable.
1 soir, Lucas prend 1 couteau. Il va chez l'Autre. Pour lui "parler", le couteau c'est "au cas où". Il sonne, Maxime ouvre. Poli, gentil. Noëlle ? 1 amie, oui elle lui a parlé de leur couple,
mais il ne doit pas s'inquiéter, il ne s'est RIEN passé, enfin pas ce qu'il croit... Lucas ne le croit pas. Il est en colère & il sort le couteau. Maxime est sans doute pris de peur & veut sortir, mais entre la porte et lui, il y a Lucas, les yeux fous, & ce couteau... Il tente.
Au passage il prend 1 1er coup, sur le flanc. Pas mortel, mais assez pour le ralentir. Maxime poursuit sa fuite, pas assez vite... Lucas le rattrape sans peine, le fait tomber & l'égorge, à quelques mètres là, sur le trottoir, où la victime va très vite se vider de son sang.
Lucas prend la fuite mais la police va très vite remonter à lui en étudiant le réseau relationnel de Maxime. Lucas craque en garde-à-vue & passe aux aveux, mais il explique ne jamais, JAMAIS, avoir voulu donner la mort à celui qu'il voyait comme 1 rival. Il parle d'1 empoignade,
d'1 coup de couteau involontaire... Le verdict du légiste tombe comme 1 couperet : cette version est strictement incompatible avec ses constatations, il décrit 1 geste d'égorgement franc, net, déterminé, probablement sur 1 victime alors tombée au sol à genoux ou à 4 pattes...
Noëlle, auditionnée, a fondu en larmes, elle ne comprend pas, jamais elle n'aurait cru...Le temps que l'enquête avance elle a obtenu 1 permis de visite en prison, ses visites hebdomadaires font beaucoup de bien à Lucas, qui l'écrit à ses proches...Ils sont ensemble.
Tout va bien.
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Je me suis levée tôt ce matin. Je suis de perm et en allant à la salle de sport avant le travail, je me suis dit que je pourrais profiter tranquillement de mon cours de RPM sans être dérangée par le téléphone d'astreinte... Je m'escrime depuis même pas une demi heure
quand le mobile posé devant moi bien en évidence s'illumine. La maison d'arrêt, à 7h30?.. Je grimace, mauvais signe. Je sors vite, vite de la pièce où les enceintes déversent leur son très fort et me réfugie au plus loin de ce vacarme, je décroche, essoufflée :"Oui?
- Madame le procureur? C'est la maison d'arrêt. On a 1 décès. Suicide". Je fronce les sourcils, pas besoin d'en savoir +. "J'arrive". Je fonce récupérer mes quelques affaires, terminé le RPM, vite à la douche. Je me presse, on fera l'impasse sur le maquillage pour aujourd'hui,
Audience correctionnelle, le juge ouvre de grands yeux en voyant s'avancer Yann et Jean-Paul. Pantalons de travail à la propreté douteuse, chemise à carreaux et bretelles, les 2 compères sont bien assortis et manifestement ont arrêté un travail au champ pour venir au tribunal.
Ils se tiennent prudemment de chaque côté de la barre, à 1 distance raisonnable l'un de l'autre et en évitant de se regarder, l'air un peu perdu de ceux qui n'ont pas l'habitude du tribunal correctionnel. Le président commence à lire ce qui est reproché à Yann et Jean-Paul.
Ils sont tous les deux poursuivis pour violences aggravées réciproques : ils se sont saisis l'un d'une faux, l'autre d'1 rotofil, et ont décidé de régler le conflit qui les oppose, enfin. Cela fait bien longtemps qu'ils cohabitent, chacun sur son lopin
Il est tard dans la nuit quand le téléphone de permanence sonne. Je ne dors pas encore, je regarde pour la 9ème fois peut-être Donnie Darko et c'est la voix à peu près claire que je décroche : "madame le procureur ?"
J'ai reconnu la voix du chef de quart de nuit du commissariat :
"Oui commandant, bonsoir". Cet officier n'a pas l'appel nocturne facile, s'il veut me prévenir, il a une bonne raison... Il me le confirme : il a un mort sur les bras, en pleine voie publique, et des témoins ont décrit un grand bruit, comme une détonation.
Les collègues sont sur place, et il va se déplacer : il semblerait que le corps soit tombé du dernier étage d'une annexe de l'hôpital psychiatrique, située en centre ville. Je grimace. "J'arrive". Je note l'adresse qu'il vient de me donner, mets le film sur stop et me lève.
Il y a quelques jours, j'ai appris le décès de mon tout premier proc. J'avais 27 ans quand j'ai été nommée substitut du procureur dans son tribunal. Je me souviens de ses yeux ronds quand il m'a vue débarquer avec mon style gothique & mes éclats de rire qui raisonnaient fort.
Je me souviens de son oeil malicieux quand la 1ère fois il m'a tendu le téléphone de permanence et l'énorme classeur qui allait avec, et qu'il il m'a dit que pendant sa 1ère perm, il avait eu une prise d'otages et 1 évasion en hélico à la maison d'arrêt.
J'ai dû faire de grands yeux ronds car il a explosé de rire, et il m'a rassurée en me disant qu'il avait très bien géré, et que je gérerais tout aussi bien, et que de toute manière, je pouvais l'appeler nuit et jour si besoin. Je l'ai appelé, bien sûr, nuit ET jour.
Aujourd'hui je suis 1 peu stressée. J'ai appris ma mutation il y a quelques semaines : dans peu de temps je vais devenir juge d'instruction, après des années à exercer les fonctions de substitut du procureur. Pour que cette transition se passe bien, les magistrats
ont 1 formation théorique (à l'école à Paris) & 1 stage pratique, où ils s'exercent à leur futur poste. Depuis quelques jours j'apprends donc la gestion d'un cabinet aux côtés d'1 juge d'instruction, je m'exerce à prendre des auditions, des interrogatoires, des confrontations...
Aujourd'hui c'est jour de reconstitution, et mon maître de stage m'a prévenue : je vais devoir tout gérer toute seule comme une grande, les questions au mis en examen, à l'expert, la prise de notes par la greffière, les photos... J'ai bien travaillé le dossier.
Cour d'assises. J'occupe la fonction d'avocat général. Marcel s'est bien habillé pour l'occasion, ses cheveux rares sont bien peignés, il a mis une chemise, & il a l'air d'un vieillard inoffensif. Pourtant, pendant 3 jours, la Cour va juger Marcel pour viol en récidive.
Marcel reconnaît les faits, d'une petite voix contrite. Il est presque excessivement poli, et finit toutes ses phrases par "Monsieur le Président", "Madame le Procureur", "Maître" selon à qui il s'adresse. Cette extrême correction ne parvient pas à faire oublier ce mot, récidive.
Ce mot doit impressionner le jury, Marcel encourt la réclusion criminelle à perpétuité ; ce mot ne peut qu'épouvanter car savoir que l'accusé a déjà vécu un tel procès, a déjà purgé une peine et a, pour autant, de nouveau commis un viol aggravé... Ce n'est pas chose courante.