Cour d'assises, je représente l'accusation. Dans quelques semaines, je le sais déjà, je serai juge : à l'ouverture du procès, je me dis que je vais peut-être prendre mes dernières réquisitions. Je ne sais pas encore que je reviendrai dans quelques années à mes premières amours.
Thomas se tient non loin de moi, dans le box des accusés. Il est jeune, à peine 25 ans. Très mince, les traits fins et les cheveux longs attachés, il a l'air un peu perdu : la procédure criminelle dont il fait objet est sa première confrontation avec la justice.
Son allure juvénile & il faut bien le dire assez inoffensive tranche avec les faits qui lui sont reprochés, des faits de violences conjugales & de viols sur sa compagne à l'époque des faits, qui ont duré plus de 3 ans. Le dossier paraît simple.
Il y a maintenant + de 2 ans,
Aurélie a poussé les portes du commissariat, en pleine nuit, tremblante, en pleurs... Et en sang.
L'audition n'a pas été possible tant elle sanglotait, elle a juste pu dire qu'elle avait été victime de violences de la part de son compagnon. L'officier de police de permanence
a appelé les secours et elle a été évacuée à l'hôpital, où elle a passé le reste de la nuit. Elle y a vu le médecin légiste qui a relevé les stigmates de plusieurs coups, des dermabrasions, des ecchymoses, une lèvre fendue, et qui a surtout souligné l'épuisement psychique
de la jeune femme qui avait du mal à parler des faits, et qui déjà avant même d'avoir été auditionnée s'inquiétait des conséquences pour son compagnon de sa démarche de déposer plainte.
Elle a été entendue, longuement, par une policière qui lui a fait détailler les événements
ayant émaillé sa vie de couple avec Thomas. Une audition longue, pénible, ponctuée de mentions sur les pleurs d'Aurélie littéralement prostrée sur sa chaise, le récit glaçant de 3 ans de huis-clos asphyxiant.
La jeune femme a décrit sa rencontre avec Thomas qu'elle considère
comme sa 1ère vraie histoire. C'était fusionnel, ils se comprenaient & se complétaient, très vite ils ont emménagé ensemble. Rapidement Thomas s'est montré jaloux, lui a fait des reproches, s'est mis à la surveiller. Ça a ensuite été les insultes, les remarques dévalorisantes...
Thomas piquait des crises après lesquelles il s'excusait, promettait de se maîtriser tout en enjoignant à Aurélie de ne pas le faire dégoupiller comme ça. Il savait se montrer adorable...Pour rattraper ses grosses colères qui peu à peu sont allées crescendo.Bousculades... jusqu'à
la 1ère gifle. Aurelie a beaucoup pleuré, il a promis de ne jamais le refaire... Mais il a menti. C'est allé de mal en pis, les gifles, les objets jetés sur elle, les coups de poing, de pied, qui la blessaient, qui laissaient des marques dont elle avait honte. Pour ne pas avoir
à s'en expliquer auprès de ses proches, elle s'est isolée. Elle s'est retrouvée seule, bloquée dans les montagnes russes de Thomas, entre déferlement de violences et lendemains de promesse.
Elle s'écroule en pleurs en racontant à la policière qu'après les crises il nettoyait ses
blessures, prenait soin d'elle et entendait lui démontrer son amour par des relations sexuelles qu'elle vivait comme détachée, sans y participer vraiment, comme en dehors d'elle-même mais vaguement soulagée qu'enfin, il ne lui fasse plus mal. Elle ne s'y opposait pas non,
comment seulement dire non alors que son corps la lançait des coups tout juste reçus ?..
Une nuit après l'avoir frappée Thomas s'est éloigné pour répondre au téléphone... Aurélie a pensé à ce qui viendrait après, immanquablement, et elle a été saisie d'un immense haut-le-coeur.
Elle s'est enfuie & la voilà,fatiguée,au bout de ce qu'elle peut supporter. Thomas a été placé en garde-à-vue. Il a reconnu les violences, expliqué sa jalousie maladive & décrit le comportement ambigu de sa compagne avec les hommes. Il a en revanche contesté les faits de viol
en assurant qu'Aurélie n'avait jamais montré le moindre signe de refus, que ces "réconciliations sur l'oreiller" comme il les appelle, ils les voulaient autant l'1 que l'autre.
Les investigations ont démontré la réalité de cette jalousie, l'isolement de la jeune femme,
les proches ont vu des signes et n'ont rien dit ou ont tenté d'intervenir et ont été mis à l'écart de la vie du couple. Aurélie s'est présentée sur le temps de la garde-à-vue & a fait part de sa volonté de retirer sa plainte, elle ne veut pas l'enfoncer, elle a peur, elle ne veut
pas qu'il soit condamné à cause d'elle...
Au vu de la gravité des faits un juge d'instruction a été saisi et Thomas a été incarcéré, puis mis en accusation pour viols et violences aggravés devant les assises.
Le président est 1 magistrat chevronné, qui connaît bien ses dossiers.
Quand Aurélie s'approche de la barre, c'est d'1 voix empreinte de bienveillance qu'il lui demande si elle peut raconter ce qu'elle a vécu auprès de Thomas. Son ton se fait cependant rapidement + dur, et je comprends pourquoi. Je n'aime pas ce que je lis dans les yeux d'Aurélie
quand elle regarde l'accusé... Elle raconte le début de leur histoire avec beaucoup d'émotion puis en vient aux faits, dont elle donne une version largement édulcorée par rapport à ses déclarations au commissariat, devant le juge, devant les experts, devant ses proches
l'ayant soutenue au cours de la procédure... Le président, assez mordant, lui lit ces déclarations : les mots font mal, ils sont précis, assez terribles pour qu'on visualise clairement ce qu'elle a subi. "Pourquoi revenir sur cette version, que vous aviez toujours maintenue?..
- j'ai beaucoup travaillé avec mon thérapeute, je ne veux pas me voir comme 1 victime, ce n'est pas aussi simple...
- et les viols?!" tonne le président. Aurélie hésite puis d'1 petite voix affirme qu'elle n'a pas dit non, que son thérapeute... Le président la coupe "pouviez-vous
dire non?" Son ton est dur, elle reste taisante. Quand vient mon tour de questions, je lui fais préciser les coups reçus, les mots, sa trouille...Et les rapports qui suivaient, immédiatement.
"Qu'attendez vous de cette procédure?" Elle me répond qu'elle veut reprendre sa vie,
qu'il puisse reprendre la sienne, chacun de leur côté, laisser tout ça derrière eux...Son ambivalence est palpable, je sens le jury mal à l'aise tandis que chacun ressent 1 petite parcelle du huis-clos dans lequel ils sont restés enfermés pendant 3 ans, lui tout puissant,
elle sous emprise.
Thomas maintient sa version, ils s'aimaient malgré sa violence, elle n'a pas dit non, elle pouvait dire non, il ne l'a jamais forcée, c'était leur manière de se retrouver...Il était violent certes, mais de là à lui imposer des relations sexuelles ? Jamais.
Malgré ses dénégations, il sera condamné pour l'ensemble des faits y compris pour les viols aggravés à 10 années d'emprisonnement.
Je me souviens à l'énoncé du verdict du regard noyé de larmes d'Aurélie, qui ne sollicitera pas de dommages et intérêts.

• • •

Missing some Tweet in this thread? You can try to force a refresh
 

Keep Current with Sir Yes Sir

Sir Yes Sir Profile picture

Stay in touch and get notified when new unrolls are available from this author!

Read all threads

This Thread may be Removed Anytime!

PDF

Twitter may remove this content at anytime! Save it as PDF for later use!

Try unrolling a thread yourself!

how to unroll video
  1. Follow @ThreadReaderApp to mention us!

  2. From a Twitter thread mention us with a keyword "unroll"
@threadreaderapp unroll

Practice here first or read more on our help page!

More from @SirYesSir29

26 Jul
Aujourd'hui Jérémy, qui est gendarme dans une petite brigade du nord de mon ressort, reçoit Roger, un quinquagénaire de sa circonscription, pour audition. Depuis quelques semaines, il mène l'enquête sur la gestion des comptes de cet homme, et à présent il a quelques questions.
La banque de Roger a alerté mes services il y a trois mois environ. Sa conseillère financière s'étonne d'une augmentation brutale de son train de vie depuis 6 mois à peu près. Elle a essayé de lui en parler mais il élude, elle sent que quelque chose n'est pas net.
Roger est agriculteur, il vit seul dans un corps de ferme modeste. Ses champs, ses bêtes, il a une vie simple et bien réglée. Son exploitation ne lui rapporte guère plus que de quoi vivre chichement, mais il sort peu ; à part participer aux quelques événements du village,
Read 25 tweets
22 Jul
Dans le quotidien d'1 parquetier, il y a des justiciables qu'on croise régulièrement, et c'est rarement pour le meilleur.
Michel est de ceux là.
Il a un gros casier, des conduites sous l'empire d'un état alcoolique, des outrages, des rébellions, condamnations prononcées
1 peu partout en France. Michel a connu 1 parcours d'errance, fait de précarité, de déménagements au gré de rencontres + ou moins hasardeuses, d'incarcérations suivies de transferts dans des régions lointaines...
C'est sa dernière condamnation qui va me faire connaître Michel.
Agression sexuelle sur mineure de 15 ans, 3 ans d'emprisonnement et 5 ans de suivis socio judiciaire. Michel a fait pas loin de 3 ans de prison, moins les réductions de peine. Il n'avait pas de projet de sortie permettant d'envisager 1 aménagement de sa peine,
Read 23 tweets
11 Jul
Tribunal Correctionnel, comparution immédiate. 1 sensation de malaise plane tandis que le président interroge Vincent, poursuivi du chef de vol avec violences au préjudice d'1 vieille dame de + de 85 ans.
Il y a 4 jours, alors qu'Irene se promenait dans un parc avec son chien,
elle a vaguement perçu que quelqu'un arrivait très vite derrière elle et avant d'avoir le temps de réagir, elle a senti que quelqu'un lui arrachait sèchement le petit sac qu'elle portait en bandoulière. Oh elle n'a pas tenté de résister... Comment l'aurait-elle pu?..
Elle a été déséquilibrée par la secousse ; il faut dire qu'Irène a l'habitude de marcher lentement, précautionneusement, car avec l'âge, son pas est devenu hésitant et sa vue a faibli. Irène chute donc, et voit du coin de l'oeil son agresseur partir... Elle a lâché la laisse
Read 25 tweets
8 Jul
Je suis juge d'instruction et je reçois un jeune homme suspecté de vol avec arme. Il a été mis en examen par mon prédécesseur, il y a bien longtemps déjà : d'abord incarcéré, il a ensuite été placé sous contrôle judiciaire. Les faits remontent à plus de 2 ans et demi maintenant.
J'ai pris connaissance de la procédure en détail et il me reste à interroger David, le seul mis en examen dans le dossier.
Il est soupçonné d'avoir volé un véhicule avec un comparse qui n'a pas été identifié. Ils se sont alors rendus dans une supérette, armés.
Là, cagoulés, gantés et respectivement munis d'1 pistolet et d'1 fusil à pompe, ils ont menacé le personnel présent afin de se faire remettre le contenu des tiroirs caisse. Les victimes n'étant pas assez rapides à leur goût, l'1 des malfaiteurs -portant le fusil- a tiré en l'air,
Read 21 tweets
4 Jul
Tribunal pour Enfants, les 5 prévenus sont alignés en rang d'oignons devant la barre, plus ou moins inquiets, plus ou moins bravaches. Cette audience vient clôturer plus de dix-huit mois de procédure et le tribunal a du pain sur la planche : plus de 40 infractions à juger,
de nombreuses victimes présentes dans la salle, et des parcours éducatifs pour le moins contrastés selon les mineurs concernés. L'affaire a commencé sur une de mes perm, ça tombe bien, je suis substitut en charge des mineurs. Des gendarmes me parlent d'une augmentation
des vols avec effraction sur leur secteur, avec toujours le même mode opératoire:1 fenêtre ou 1 baie vitrée est cassée à coups de pierre, la maison est intégralement fouillée avec soustraction des moyens de paiement, téléphone, tablette, bijoux... & du véhicule quand il y en a 1.
Read 27 tweets
25 Jun
Je ne commenterai bien sûr pas le quantum requis dans l'affaire Bacot, la plaidoirie en faveur d'1 acquittement, ni même le verdict qui interviendra tout à l'heure.
Je ne connais pas le dossier, donc il ne m'appartient pas d'avoir un avis sur le fond, et je n'en ai pas.
Le positionnement de l'avocat général dans ce dossier nous rappelle que le procureur n'est pas un grand accusateur public. Son rôle n'est pas, ne doit jamais se réduire à demander la peine maximale ou simplement la plus haute possible. Ce n'est pas d'éructer, de vilipender...
Il porte la parole du corps social dans son ensemble, de tous, y compris la victime & le mis en cause. Pour réparer le dommage causé à la société par le délit/crime poursuivi, il n'est pas toujours nécessaire de cogner fort, et le croire c'est caricaturer le ministère public.
Read 5 tweets

Did Thread Reader help you today?

Support us! We are indie developers!


This site is made by just two indie developers on a laptop doing marketing, support and development! Read more about the story.

Become a Premium Member ($3/month or $30/year) and get exclusive features!

Become Premium

Too expensive? Make a small donation by buying us coffee ($5) or help with server cost ($10)

Donate via Paypal Become our Patreon

Thank you for your support!

Follow Us on Twitter!

:(